JMJ à la une de Keyboards Recording de Décembre 2018

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Jean-Michel Jarre présente Planet Jarre, sa compilation de 50 ans de musique électronique

Le magazine papier Keyboards Recording, fondé en 1987, fait sa une sur Jean-Michel Jarre, et ses 50 ans dédiés à la musique électronique. Le site du journal. Ci-dessous son interview :



Tu viens de sortir un coffret, Planet Jarre, qui célèbre tes cinquante ans de musique, quel est ton meilleur souvenir de studio ?
Jean-Michel Jarre : Je pense que c’est à mes tout débuts lorsque j’avais quatre Revox qui en fait, me servaient de multipiste pour synchroniser des trucs à la main comme un DJ, c’est-à-dire en accélérant ou en ralentissant chaque magnétophone pour arriver à ce que tout joue ensemble. J’avais à l’époque mon propre patch pour mixer toutes ces différentes sources, que j’avais mis dans une boite à chaussures Belly que j’avais piquée à ma mère. C’était vraiment la préhistoire du home-studio et finalement, c’est ce travail artisanal qui est l’un de mes meilleurs souvenirs en studio. Cet esprit existe toujours aujourd’hui, et c’est ce qui fait la spécificité de la musique électronique, cette espèce de côté à la fois brouilleur et artisanal, qui est complètement différent du reste.

Pendant cinquante ans, tu as vu défiler toutes les technologies les unes après les autres, est-ce qu’il y en a qui t’ont plus inspiré, comme le MIDI, le numérique et autres ?
Les synthés analogiques, évidemment, ont été pour moi l’une des révolutions. Avant ça, le fait que tout cela ait été inventé en France, plus globalement en Europe continentale, avec Pierre Schaeffer d’un côté, Stockhausen de l’autre, la vraie révolution. C’était la première fois dans l’histoire de la musique occidentale que des gens qui ont commencé à dire que la musique n’était pas seulement faite de notes mais aussi de sons et que l’on pouvait prendre un micro, sortir dans la rue, enregistrer les sons de la rue et en faire de la musique. Ensuite, le passage au numérique a été à la fois une révolution et une douleur, avec ce que j’appelle l’ère du VHS, le début du CD que l’on nous a présenté comme le Graal de la technologie, alors que finalement, c’était bien moins bon que ce que l’on avait connu dans l’ère analogique. Il a fallu très longtemps, près de trente ans pour que le numérique ait une qualité équivalente voire supérieure à l’analogique. N’oublions pas aussi l’avènement de l’ordinateur et du « laptop » qui a changé complètement la manière de pouvoir aujourd’hui démocratiser te fait de composer, produire et même distribuer de la musique. Cela a été la révolution ultime. Je pense d’ailleurs que la prochaine révolution viendra de l’intelligence artificielle.

Et concrètement, tu imaginerais quels outils d’intelligence artificielle pour tes compositions ?
Je pense que d’ici dix ou quinze ans, les algorithmes et l’intelligence artificielle des robots seront capables de composer de la musique, de faire des films, de raconter des histoires originales et pas seulement de nous copier. Cela va obligatoirement nous forcer à nous repositionner en tant que créateurs de manière complètement différente.

Quel regard portes-tu sur un certain retour au vinyle, aux machines purement analogiques. On a l’impression que tout le monde est perdu : est-ce que l’on fait de l’analogique, du numérique, de l’hybride ? Quel est ton sentiment ?
Pendant des décennies, la scène électro a été orpheline de son passé, de ses racines. Les gens qui démarraient ne savaient même pas ce qu’il y avait eu avant, des Moog*, des ARP*, tous ces Stradivarius qui font la mythologie de la musique électronique. Aujourd’hui, il y a de jeunes développeurs qui vont produire des modules pour les Eurorack qui sont inspirés des premiers synthés modulaires et qui en même temps inventent quelque chose de complètement particulier. Ce qui est aussi paradoxal, c’est qu’aujourd’hui existent des modules à lampes comme ceux de Erica Synths, car au début II n’y avait pas de synthés à lampes. On voit que ce mélange n’est pas du tout quelque chose qui doit perdre les lecteurs de KR mais au contraire, l’inverse, c’est-à-dire qu’aujourd’hui on peut tout se permettre. Par exemple, peur mon dernier album, Equinoxe Infinity, j’ai mélangé aussi bien des synthés des années 60 que des instruments qui n’existaient pas même au début de mes séances d’enregistrement, je pense. Par exemple un instrument qui s’appelle le GR.1 qui est un petit synthé à synthèse granulaire que j’ai découvert sur Kickstarter. Une machine assez maligne où l’on peut faire des choses de manière très directe, un peu bizarrement comme le Fairlight mais beaucoup plus facile d’utilisation.

Parlons de cet album, où as-tu puisé ton inspiration ?
Ce nouvel album est parti d’une histoire assez particulière, assez spéciale pour moi. Je suis parti du visuel du premier album Equinoxe, ces espèces de créatures qui te regardent. Je me suis demandé ce qu’elles auraient pu être devenues. J’ai donc imaginé très tôt le visuel, avant même d’entrer en studio, et j’ai fait un peu cet album comme une musique de film. Très tôt, j’ai su que cet album devait avoir deux pochettes, symbolisant deux futurs différents : un futur plus apaisé en bleu ou vert, et un futur plus sombre, plus apocalyptique de couleur feu. Et en prenant le cas d’une commande par internet, l’acheteur recevra, de façon aléatoire, l’une ou l’autre pochette. J’ai utilisé aussi bien utilisé le Mellotron pour un morceau qui s’intitule «Robots Dont Cry». Je l’ai d’ailleurs utilisé pour le thème principal et enregistré d’une traite, et j’ai beaucoup travaillé sur la re-création de sons naturels, d’orages, de vents qui font un lien avec le premier Équinoxe, mais, pour la plupart, je les ai recréés.

En termes de cœur de studio, tu vas plutôt utiliser quel type de logiciel pour composer ?
Je suis un fan absolu de Live d’Ableton, j’ai même jeté mon Pro Tools car je n’aimais pas trop cette attitude de racket qui consiste à obliger de changer d’équipement tous les deux ans, voire tous les ans. Sur mon projet précédent. Electronica, j’arrivais à avoir jusqu’à cent pistes à l’intérieur de mon laptop !
J’aime aussi beaucoup Logic mais je m’en sers moins. La version 8 de Live était vraiment pensée pour les DJ, à partir de la version 9, on a vraiment pu commencer à travailler en studio, puis, avec Live 10, on arrive vraiment à une transparence au niveau du son. J’utilise Max for live, avec lequel j’ai même mon Digisequencer. qui est un hardware et un MatriSequencer que m’a construit Michel Geiss à l’époque d’Oxygène et Equinoxe et que l’on a. en collaboration avec l’Ircam, développé pour Max for live. Live est devenu un gros standard et il est intéressant que la plupart des logiciels de musique soient originaires d’Europe, entre autres d’Allemagne : Logic, Cubase, Live, Bitwig, ceux de Native Instruments…

Quels sont les synthés de ton studio que tu amènes en concert ?
Quand je fais un album, je ne pense pas du tout à la scène, c’est presque un principe, sauf pour l’album Rendez-vous qui était vraiment lié à Houston. Beaucoup des instruments que j’utilise en studio, comme l’EMS VCS3, je les utilise sur scène à la grande déprime des backliners. J’aime bien avoir ma cuisine autour de moi et en même temps développer des choses. Ma dernière tournée s’est terminée à Coachella avec un accueil extraordinaire du public américain. J’avais une grande interface qui rappelait un peu Minority Report avec à la fois l’aspect visuel, tactile et le rôle d’interface peur déclencher un certain nombre d’effets.

Comment as-tu construit les morceaux ?
Je ne suis pas parti de thèmes que j’avais en stock, je suis parti de zéro et j’ai fait cela comme une musique de film, c’est-à-dire pour raconter me histoire. J’avais envie que les gens qui écoutent cet album le fassent comme si l’on regardait un film, et non pas en saucissonnant un extrait à partir d’une playlist. C’est intéressant, puisque j’étais récemment en Angleterre et il y avait une séance d’écoute avec pas mal de jeunes DJ, qui m’ont dit après : « C’est incroyable, c’est tellement un choc pour nous, on n’a pratiquement jamais écouté de morceaux d’album entier mais seulement des morceaux et, en fait, pouvoir d’un seul coup écouter une histoire, un peu comme on regarde un film, cela change tout le rapport, même le rapport au son, le rapport à l’évolution des choses », et cet album, je l’ai vraiment conçu comme ça. À une époque où l’on se fout de savoir s’il y a des singles ou si les morceaux vont passer dans tel ou tel canal puisqu’il y en a tellement, donc autant essayer de défricher avec des principes gui sont les principes intemporels de la musique, de ne pas s’obstiner à un format ou à un autre. Le conseil que je pourrais donner aux lecteurs de KR, c’est de suivre ce qu’ils ont envie de faire et le format dans lequel ils ont envie de s’exprimer.

C’est-à-dire des morceaux un peu mélancoliques, un peu dansants, mais qui racontent une histoire…
Exactement.

Que penses-tu de cet objectif « 360° », où le musicien doit être un peu partout à la fois, à la production, à la promo, au commercial ?
Cela montre bien l’état désespéré du monde de la musique, quoi qu’en disent les majors qui ont tendance à se goinfrer sur les plates-formes numériques en disant que tout va très bien. Aujourd’hui, tout ne va pas bien dans la mesure où les auteurs et les créateurs, dans une industrie qui ne s’est jamais aussi bien portée, n’ont jamais été autant fragilisés et finalement touchent aussi peu et sont effectivement obligés d’être à la fois manager, marketeur, de s’occuper du merchandising et tout cela, simplement pour survivre puisque leur travail de base ne leur suffit plus à exister. C’est quelque chose qu’il faut réajuster à l’avenir et que chacun fasse son métier, que les artistes fassent le leur et non pas celui des maisons de disques.
Aujourd’hui, c’est dément. Lorsque je sors un album, il faut du contenu original pour chaque plate-forme, comme pour la presse qui fait de la télé, pour la télé qui fait de la radio, pour les blogs qui font aussi du papier. Tous veulent du contenu spécifique, ce qui fait que cela complique à la fois le travail des artistes, des chargés de communication avec des interlocuteurs qui naviguent à vue. C’est vrai qu’il faut que cela change.

Quelques questions sur l’Ina, le GRM et l’Inasound : pour toi, le GRM a été une école très importante, quelle filiation perdure avec Pierre Schaeffer ?
Le GRM représente pour moi mes fondations et j’ai toute ma vie souhaité rendre hommage à Pierre Schaeffer alors que personne n’en parlait beaucoup. Je suis heureux que la nouvelle direction de Ina voie le GRM dans leur structure non pas comme un problème mais comme une solution pour pouvoir se connecter avec le XXle siècle. Le GRM porte en lui tout ce qui représentait l’avant-garde des années 60 et qui devient classique aujourd’hui. Je suis très fier d’avoir été nommé Président d’honneur du GRM cette année et d’être le parrain du festival Inasound. On pourrait se dire « À quoi cela sert de faire un nouveau festival ? ». Car il y a tellement de festivals, mais s’il y a une entité qui a une légitimité pour faire un festival des cultures électroniques, c’est bien celle-là, et pas seulement la musique parce que le studio de recherche, c’était aussi les Shadoks pour l’audiovisuel. Ce festival se voudra un creuset expérimental à la fois jubilatoire, à la fois provoc’, avec cette année des grands noms de la scène DJ électronique mais aussi des images, car j’ai moi-même beaucoup milité pour que l’Ina donne accès à ses archives extraordinaires, une mine pour que les jeunes producteurs ou créateurs puissent les pirater, les graphiter… tout simplement les faire vivre.

Tu es aussi jury de l’Hackathon. Quel regard portes-tu sur cette expérience qui consiste à mettre des artistes pendant 48 heures en immersion pour réaliser des morceaux autour de l’image ?
Je trouve que cela colle très bien avec la légitimité et le lien avec Schaeffer, c’est ce que j’expliquerai dans la masterclass et l’introduction de tout le projet. Quand je suis entré au GRM, j’avais quatre heures pour faire une pièce de musique, enfermé dans un studio avec un magnétophone, un micro et un instrument de mon choix, et je pense que ce genre de figure imposée est extrêmement jouissif et intéressant.

Tu as un lien étroit depuis plus de trente ans avec Keyboards*, devenu depuis KR home-studio. Nous sommes désormais le seul magazine qui parle de technologie musicale, comparé à d’autres pays où il y en a plusieurs. Quel regard portes-tu sur la presse musicale française ?
D’abord, je trouve que KR a une position héroïque en France dans la mesure où la France n’est pas un pays de musique, c’est un pays de cinéma et de littérature, où la musique a toujours été laissée de côté par les institutions. On le constate à la télévision, il y a énormément d’émissions littéraires ou de cinéma et peu d’émissions de musique. Il y a en France, des professeurs de musique extraordinaires, mais quand je pense que j’ai vu mes petits-enfants revenir de l’école avec la Méthode Rose et un pipeau en plastique, je trouve que c’est scandaleux quand je vos ce qui se passe dans des pays bien moins riches que les nôtres et l’approche extrêmement sensible que l’on peut avoir de la musqué. Dans ce cadre-là pouvoir arriver, continuer à exister pour faire un magazine de musique tient à la fois de l’héroïsme et du sacerdoce.

Merci beaucoup à toi. D’après toi, s’il y avait des choses à rajouter dans ce magazine, quelles seraient-elles ?
De l’argent !!!

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