Pierre Malle, auteur d’un mémoire sur la muqueuse électronique des années 70, vous propose ici une approche musicologique de la face B de l’album culte de JMJ, comprenant les quatrième, cinquième et sixième parties d’Oxygène.
Oxygène, partie 4
La quatrième partie est sans doute la pièce la plus connue de tout le répertoire de Jarre.
À l’écoute, elle s’ouvre sur un effet de vent allant crescendo et dont le timbre est de plus en plus clair, produit par le synthétiseur VCS3 (qui sera utilisé pour chaque bruitage naturaliste de l’album : vent, vagues, respirations, cris d’oiseaux…) jusqu’à 0’16. Trois éléments musicaux répétitifs démarrent alors simultanément, installant une tonalité de do mineur : une ligne de basse, dont la formule rythmique à 4 temps en croches pointées / double possède un caractère assez allant, voire enlevé, tout en étant très lié ; un ostinato en triolets sur la note do, situé dans le registre médium, et moins présent dans le mixage que la ligne de basse ; et enfin une cellule rythmique, également assez simple, inculquant à l’ensemble un caractère assez dansant. Le tempo est de 126 à la noire. De ces trois éléments, seule la partie rythmique est répétée de façon automatique par une machine.
Après cinq mesures, un thème très simple, dans la lignée des mélodies minimalistes de Kraftwerk, rejoint ces trois éléments de base (à 0’26). Situé dans un registre médium et joué avec un son peu attaqué mais distinct, tout en rondeur, il est constitué d’une cellule mélodique de deux mesures, répétée deux fois sur le premier degré de do mineur, puis une seule fois, légèrement variée, sur le cinquième degré. Cette mélodie aisément mémorisable ne contient que des mouvements descendants. L’accompagnement harmonique est assuré par un son de cordes très lié, joué sur un Eminent, auquel est appliqué un effet de phaser. Tout comme la séquence de basse et la séquence secondaire dans le médium, la nappe harmonique est transposée sur le cinquième degré dès que la mélodie l’exige. A l’instar des cinq mesures d’introduction (alors qu’on ne s’attendait qu’à quatre mesures) cette carrure en six mesures crée un effet étrange ; nous avons en effet l’impression qu’il manque deux mesures pour “conclure” l’exposition du thème après le cinquième degré.
Le thème est immédiatement re-enchaîné, à 0’37, mais se déroule cette fois sur 8 mesures : passées les quatre mesures sur le premier degré et les deux mesures sur le cinquième, il aboutit, de façon plus naturelle, sur un quatrième degré. Le son utilisé est doublé à l’octave supérieure par un son au timbre plus ténu, très lié, à partir des deux dernières mesures et pendant toute la troisième exposition du thème, qui s’enchaîne à celle-ci. Outre la mélodie doublée dans l’aigu, un petit effet décoratif, comme un sifflement, placé sur le premier temps toutes les deux mesures, vient enjoliver cette troisième occurrence du thème, en tous points semblable à la seconde. La carrure de 8 mesures semble être définitivement adoptée. A 1’08, le thème est exposé une quatrième fois à l’identique.
Un changement intervient à 1’23. Le thème disparaît, remplacé par une sorte de développement, d’abord assuré par le son cristallin qui le doublait dans l’aigu, puis par un son plus attaqué, plus court, plus “acide”. Le schéma harmonique reste cantonné aux seuls accords de premier, cinquième et quatrième degré, chaque accord durant deux mesures. Cette structure est répétée trois fois, soit un total de 18 mesures. Passé cet épisode, le thème revient à 1’57. Il est directement ré-exposé sur 8 mesures en suivant le même parcours harmonique. Répété seulement trois fois, il est à nouveau doublé à l’octave supérieure à partir de la seconde ; l’effet décoratif du synthétiseur VCS3 se greffe au même moment à la rythmique.
A 2’44, nous retrouvons, sans surprise, le développement déjà entendu entre 1’23 et 1’57. Il suit le même parcours harmonique, basé sur 2 mesures de premier, puis cinquième, puis quatrième degré. Tandis que le schéma harmonique est répété ad libitum, la mélodie secondaire se fait plus rythmée, puis monte dans le registre aigu, redescend dans le médium, et continue d’osciller ainsi à chaque série d’accords. Tous ces éléments vont decrescendo à partir de 3’43, annonçant la fin de cette quatrième partie. Une trame dense d’effets sonores fluides et tournoyants, suggérant le flottement en apesanteur, assure l’enchaînement avec la suite.
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Oxygène, partie 5
La cinquième partie d’Oxygène débute par un accord du premier degré de do majeur. Ce tapis harmonique, créé grâce à la sonorité très liée et cristalline de l’Eminent, est traité par des effets de vibrato et de résonance. Le registre aigu, dans lequel se succèdent des accords du premier et du second degré de do majeur, sur la note-pédale do (note grave tenue), contribue à lui donner un caractère éthéré et aérien. La trame d’effets sonores s’efface progressivement du paysage musical, laissant le tapis harmonique au premier plan. La pédale de do prend fin à 0’49 : une suite d’accords méditative, au caractère quasi-religieux, est alors exposée, sur 11 mesures. Le tempo est d’environ 52 à la noire.
Cette suite de onze mesures est reprise trois fois. A chaque nouvelle exécution, une nouvelle sonorité est ajoutée. On parlera ici d’écriture horizontale (dite « choral ») dans le sens où la musique est constituée uniquement d’accords tenus, sans motifs mélodiques ou rythmiques se détachant, à l’instar des partitions écrites pour des chorales.
Ce « choral » s’achève à 4’05. La puissante sonorité du registre grave crée un motif simple mais interrogateur mettant l’auditeur dans l’attente d’un changement imminent. Une guirlande de notes assez rapide, donnant un effet “scintillant”, se greffe bientôt à l’ensemble, renforçant la sensation d’”imminence”.
Cette sorte de coda se termine à 5’05 de façon assez brutale. Tous les éléments sonores disparaissent pour laisser place à une séquence de basse automatisée, reproduite par le l’arpégiateur (fonction permettant la répétition à l’infini d’arpèges) du synthétiseur RMI. Il s’agit de la seule séquence de l’album, d’après Jarre, qui n’ait pas été faite « à la main ». La transition semble manquer de fluidité tant elle est rapide et inattendue ; il est ici évident que les deux sections ont été enregistrées séparément, puis enchaînées au moment du mixage. Tout l’album a bien sûr été conçu ainsi, mais c’est ici le seul moment où cette opération paraît artificielle. On peut d’ailleurs se demander pourquoi cette seconde section n’a pas été délimitée comme étant une autre partie d’Oxygène.
La séquence de basse obstinée, sur les quatre notes do (aigu) – do (grave) – sol – si bémol, est accompagnée d’une autre séquence automatisée, de nature rythmique. Elle consiste en de petits “clap” (des « percussions noises » d’après Jarre) et apporte une dynamique supplémentaire à la ligne de basse, déjà bien enlevée.
Au mixage, Jarre a joué avec l’effet de stéréophonie en passant ces deux séquences plusieurs fois d’une enceinte à l’autre, entre 5’39 et 5’52, créant l’illusion auditive d’un tournoiement. Une mélodie sinueuse constituée de mouvements souvent conjoints et majoritairement descendants fait son apparition à 6’28. Proche des mélopées créées par Schulze ou Tangerine Dream sur leurs séquences de basse obstinées, les notes qui la composent sont piochées dans la gamme do – ré – mi – fa -sol – la- si bémol -do. La sonorité utilisée se caractérise par son timbre rappelant un instrument à vent et son phrasé legato. Elle constitue l’unique élément « soliste » de cette section, et semble être organisée en six phrases musicales, jusqu’à son arrêt à 9’03.
Ces six phrases se ressemblent beaucoup, sans être identiques ; certaines se prolongent en de multiples arabesques. Ces motifs mélodiques tortueux, combinés à la basse obstinée, procurent un effet hypnotique à la musique.
La conclusion est amenée à 9’03, par le biais d’un effet sonore évoquant une grande respiration ou le bruit d’une vague qui s’échoue sur une plage, toujours produit par le VCS3. Comme à l’accoutumée, un decrescendo progressif de tous les éléments musicaux et rythmiques opère la transition en douceur. A 9’44, les vagues / respirations, ponctuées de quelques cris d’oiseaux concluent cette cinquième partie d’Oxygène, et permettent l’enchaînement avec la sixième et dernière partie.
Oxygène, partie 6
Une cellule rythmique assez simple, d’un tempo de 115 à la noire, émerge alors progressivement du néant. A 0’27, un accord de do mineur rejoint la rythmique. Un thème débute à 0’44, très lyrique, légèrement mélancolique ; sa carrure est de huit mesures; mais il surprend surtout par le fait qu’il soit joué dans le registre grave. A 1’40 commence un développement dans lequel la sonorité est doublée dans le registre aigu, à la tierce. La mélodie suit alors un dessin ascendant sur huit mesures en sol mineur.Le thème du début reprend sans changement à 2’22 ; la seule nouveauté étant une doublure de la basse par un son plus attaqué, mais aussi plus court. Le développement tel que nous l’avons entendu la première fois est reproduit de 3’08 jusqu’à 3’50. La pièce se conclut avec le thème, joué en boucle jusqu’à sa complète disparition, par le biais d’un decrescendo amorcé à 4’38. Les respirations / vagues sont elles aussi progressivement amenées au silence par un decrescendo très progressif. C’est dans cette ambiance très aérienne et très calme que se conclut Oxygène. Jarre a voulu cette sixième partie très figurative :
« Oxygène VI est (…) une musique ‘ambiant’, d’une façon très figurative, avec ses bruits de vagues et d’oiseaux. Tout ceci a rapport avec votre mémoire, à vos souvenirs, quand vous voyez des photographies de vos vacances, et qu’elles charrient toutes sortes de sons, de musiques, de mots. Ce morceau, c’est un peu comme si l’océan entier rapportait la musique au rivage. » [Citation de Jean-Michel Jarre provenant d’une émission de radio de 2008 au cours de laquelle il commenta son propre album]
3. Plan musical
3.1. Oxygène, quatrième partie / durée : 4’28
- 0’00 – 0’26 : Introduction : 16 secondes d’effet suggérant le vent puis 5 mesures à 4 temps en do mineur. Tempo : 126 à la noire
- A
0’26 – 1’13 : Répétition en boucle du thème, carrure de 8 mesures (4 mesures sur le Ier degré, 2 mesures sur le Vème, 2 mesures sur le IVème) à l’exception de la première exposition (6 mesures, sans IVème degré) - B
1’23 – 1’57 : Développement sur un schéma harmonique de 3 fois deux mesures, sur le 1er, 2ème et 5ème degré. Enchaîné 3 fois, avec intervention de deux sonorités solistes (mélodies secondaires) - A
1’57 – 2’44 : Thème repris 3 fois (carrure de 8 mesures) - B
2’44 – 4’28 (fin) Développement semblable au premier, répété jusqu’au decrescendo à 3’43. Décorations sonores suggérant l’apesanteur.
3.2. Oxygène, cinquième partie, durée : 10’15
- A ( première section) : 0’00 – 5’05
Pédale de do majeur, nappe harmonique très aérienne de 0’00 à 0’49
“Choral” de 11 mesures, répété quatre fois, avec ajout de parties supplémentaires jusqu’à 4’05 (Tempo: 52 à la noire)
Coda, de 4’05 à 5’05. - B (deuxième section) : 5’05 -10’15
Séquence de basse automatisée assez rapide, en do majeur, sur laquelle se posent des phrases mélodiques sinueuses.(Tempo : 96 à la noire)
Disparition de la séquence de basse à 9’45. Enchaînement avec la suite par une respiration / vague.
3.3. Oxygène, sixième partie, durée : 6’15
- 0’00 – 0’44 Introduction : installation progressive d’une rythmique simple et d’une nappe harmonique de do mineur. (Tempo : 115 à la noire)
- A
0’44 – 1’40 : Thème joué dans le registre grave, très lyrique, basé sur le Ier et le IVème degré. - B
1’40 – 2’22 : Développement, avec 16 mesures de motifs mélodiques ascendants en sol mineur puis en la mineur, et 4 mesures de motifs descendants sur le Vème degré de fa mineur. - A
2’22 – 3’08 : Retour du thème. Peu de changement si ce n’est sa doublure par un son plus attaqué. - B
3’08 – 3’50 : Développement identique au premier. - A
3’50 – 6’15 : Répétition ad libitum du thème. Decrescendo à partir de 4’38.
Effet de vague (ou de) respiration
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