Interviews de la Jarre Team à Atari Magazine avant La défense en 1990

Atari-Magazine-numero-14-JUILLET-AOUT-1990

Interviews de Jean-Michel Jarre, Francis Rimbert et Michel Geiss à Atari Magazine juillet/août 1990, avec Jean-Michel Jarre en couverture. Il y est question de l’apport de l’Atari dans la conception de la musique de JMJ (Révolutions, En Attendant Cousteau) et du concert de la Défense en juillet 1990.

Accès/Interviews de : Jean-Michel Jarre/Michel Geiss/Francis Rimbert

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Double page d’ouverture du dossier sur la préparation du concert Paris-La Défense, une ville en concert de 1990 (Cliquez pour agrandir)

Interview de Jean-Michel Jarre

Atari Magazine. Jean Michel Jarre, bonsoir et merci de nous recevoir. L’informatique a-t-elle bouleversé votre façon de travailler?
Jean Michel Jarre. Pas vraiment. Si l’informatique a été une révélation pour beaucoup de musiciens, cela n’a pas été le cas pour moi ou pour les gens avec qui je travaille, comme Michel Geiss, dans la mesure où c’était une technique qu’on attendait depuis longtemps. D’un seul coup, on a pu faire beaucoup plus simplement les même choses qu’on faisait auparavant mais… en dix fois moins de temps! En effet, la manière de composer qui m’est familière depuis quelques années et qui correspond au type de musique que je fais (avec des séquenceurs, des codes, des systèmes de synchronisation d’un synthétiseur à un autre, etc), s’est trouvée d’un seul coup ultra simplifiée. Il n’y a pas eu dans notre équipe cette espèce de folie que certains ont pu développer, pensant qu’il était possible de tout obtenir de l’informatique. C’est sans doute un cliché mais c’est particulièrement vrai en musique: on ne peut obtenir de l’informatique que ce qu’on lui… rentre, dedans! Dans les années 80, les gens ont eu un peu trop tendance à attendre tout de l’informatique, alors que le micro-ordinateur n’est qu’un outil. Un très très bon outil dont il faut apprendre à se servir.

AM. Pour certains, la machine fait peur ou du moins suscite une inquiétude mêlée d’admiration, est-ce votre cas?
JMJ. Non pas du tout. La peur est une attitude fréquente face au progrès: quand le premier train À vapeur est apparu, les gens ont dit “Attention! si vous faites Paris-Versailles dans ces machines, à plus de 25 km/h, votre cœur va exploser!”. Il reste un peu de cette angoisse face à l’inconnu. Ces dernières années, cette angoisse était focalisée sur les ordinateurs. Ils faisaient peur, ils pouvaient penser à notre place, créer du chômage etc. Tout çà c’est du folklore! Il est bien évident que l’ordinateur est un objet qui révolutionne notre société, mais c’est exactement la commode Louis XV version an 2000!: un objet dans lequel on peut stocker des données. L’informatique apporte l’immense possibilité de stocker des données ou des informations à l’infini. Maintenant il ne faut pas croire que l’informatique peut faire de la musique à votre place, rédiger vos rapports et faire votre comptabilité. Cela nécessite un musicien, quelqu’un qui sache écrire ou un comptable !

AM. Comment intégrez-vous l’informatique dans vos activités?
JMJ. L’informatique sert sur beaucoup de plans. D’abord, celle-ci fournit des programmes musicaux de travail. Et, ici, le choix d’Atari est particulièrement judicieux et important (étant donné sa place prépondérante dans le domaine musical), notamment avec Notator qui est aujourd’hui le logiciel-concept le plus pratique et le plus performant dans mon travail.
Ensuite, l’informatique nous permet de faciliter les mixages et indépendamment de la composition, nous sert à la gestion de tout un projet musical de A à Z. Sur le plan de la production, elle permet d’avoir une gestion informatisée de toute la mise en oeuvre. Enfin, clans la phase de réalisation musicale, elle intervient également.

AM. Comment cela?
JMJ. Par exemple pour éditer les partitions du disque «En attendant Cousteau» (NDLR : voir le livre de partitions d’En attendant Cousteau). En effet, toutes les partitions pour Trinidad ont été faites à partir de Notator. On a effectué un tirage papier à partir de Notator grâce à l’imprimante laser, puis on a envoyé le tout par télécopie Ce qui aurait pris dix jours sans informatique, (une fois le morceau terminé, le copiste met quatre à cinq jours à le coder puis il faut quatre à cinq jours de voyage pour l’acheminer) m’a en fait pris une demi-heure!

AM. C’est le même procédé employé pour la réalisation de London Kids du disque Révolutions et le concert des Docklands?
JMJ. Exactement. Il y a deux ans, j’avais envoyé une partition à Hank Marvin qui la reçut en Australie… 14 jours plus tard! Cette année, en avril, à Trinidad, la partition étant disponible de suite après la réalisation du morceau, les musiciens de Port of Spain l’ont reçu dans la demi-heure. C’est donc un énorme gain de temps.

AM. Et sur les autres plans?
JMJ. Le ST sert également dans la phase préparatoire du concert, pour la création du story-board, pour l’étude avec des logiciels d’architecture, de la mise en place des feux d’artifice, de l’emplacement des éclairages, etc.
Sur le plan du concert lui-même, il y aura beaucoup de MEGA ST sur scène notamment avec les partitions des musiciens, l’ordinateur remplacera le «tourneur de page» et les partitions papiers. D’un bout à l’autre du concert, synchronisée sur le time code de la régie, défilera pour chaque musicien, sa partition. L’équipe de MPI nous a mis au point sur Notator, la visualisation plein écran de la partition sur les SM124 d’Atari.

AM. L’écran de 12 pouces est-il suffisant?
JMJ. La prochaine version du programme Notator nous permettra d’utiliser des écrans 19 pouces. Mais déjà ce que nous allons utiliser est un énorme progrès par rapport à ce que nous avions. Voilà donc une description rapide des différentes phases ou l’utilisation des ST intervient 

AM. Le ST a-t-il été utilisé pour la création de «En attendant Cousteau», votre dernier disque?
JMJ. Oui. Il y avait, à l’origine de ce morceau, l’idée d’utiliser un programme de musique algorithmique. Le logiciel a servi dans la phase préparatoire de réflexion sur la structure du morceau. Lors de la réalisation, le morceau a été enregistré en direct. Je me suis servi de la console et du reste (ordinateur, etc.) comme d’instruments de musique. A ce stade, rien n’a été préparé et tout a été fait comme dans des conditions « live». Le morceau complet dure un peu plus d’une heure. Il a ensuite été aménagé en fonction des différents supports CD Audio, K7 et 33 tours. C’est une musique qui a été conçue un peu pour refléter les sensations qu’on a lorsque l’on s’assoit au bord de la mer et que l’on regarde les vagues ou les nuages: le paysage est le même mais les images changent tout le temps. C’est une musique qui est en lente évolution et qui reste un peu en suspension, un peu comme dans un paysage sous-marin. Je prépare une version longue de 7 ou 8 heures qui sera diffusée dans les endroits proches du concert durant la journée du 14 juillet 1990.

AM. La comparaison avec un feu dans une cheminée où tout semble à la fois figé et en évolution permanente, est-elle une bonne interprétation du morceau?
JMJ. Bien sûr! A certains, cela va faire penser à un feu de bois, à d’autres cela rappelle le glissement du voilier sur l’eau. L’important dans cette musique, et ça me fait plaisir que vous disiez cela, c’est qu’on peut se l’approprier comme on s’approprie un tableau. C’est un paysage sonore dans lequel on doit se sentir bien.

AM. L’ordinateur reflète-t-il bien ce que vous imaginez dans votre création? Donne-t-il une bonne traduction de ce que vous pensez?
JMJ. Oui, car je sais exactement comment j’implique cet outil dans ma composition. En ce sens, il correspond bien à ma création. Avec, en plus, une très grande efficacité.

AM. Jean Michel Jarre je vous remercie pour cet entretien et je donne rendez-vous à tous le 14 juillet pour «Paris – La Défense, une ville en concert».
JMJ. Merci et amitiés à tous les lecteurs et à toute l’équipe d’Atari Magazine!


atari-michel-geissInterview de Michel Geiss

Ingénieur électronicien et musicien, Michel Geiss travaille avec Jean-Michel Jarre depuis 1976, avec l'album Oxygène. Homme à tout faire, son rôle dans la réalisation des disques est prépondérant. Ses étiquettes sont nombreuses du "collaborateur artistique" à "producteur" en passant par "responsable de la qualité" et "des technologies nouvelles".

Atari Magazine. C’est une première pour votre équipe de parler d’un concert avant sa réalisation!
Michel Geiss. Oui, les éléments artistiques du concert ne seront dévoilés qu’eu moment même de celui-ci, c’est le souhait de Jean Michel. Mais il est tout à fait possible de parler informatique musicale puisque c’est un sujet qui nous concerne et qui concerne le ST Il faut pourtant garder en mémoire qu’il s’agit avant tout d’un concert gigantesque avec une mise en scène et un ensemble visuel très important.

AM. De quels éléments se compose l’informatique musicale chez Jean Michel Jarre?
MG. Si tu suivait complètement Jean Michel, ce serait un bric-à-brac de machines très diversifiées car il aime bien les machines dédiées genre NPC 60. Son entourage, quant à lui, veut voir ce qui sur les écrans et apprécie des logiciels évolués comme Notator ou Cubase.
Avec une nette préférence pour Notator. Nous avons pu investir pas mal de temps sur lui (et peut être pas assez sur Cubase qui semblait également prometteur). Notator possède aussi un grand avantage, qui est une notation musicale assez développée; notation qui a permis d’avoir des échanges fréquents entre le studio de Jean Michel et l’île de Trinidad où l’arrangeur du groupe des «Amocco Renegades» (le Steel Band qui joue sur le dernier disque) recevait nos partitions par télécopie. Ces partitions étaient faites au studio et imprimée sur la laser Atari avec une qualité excellente et un professionnalisme à toute épreuve. Ce qui m’a séduit personnellement depuis le début sur Notator, c’est la manipulation directe des notes sur les portées d’écriture. On peut les changer d’emplacement, de hauteur, de durée. Pour moi, c’est très pratique -je lis bien la musique- et cela me permet de travailler d’une autre façon, de trouver une autre approche que celle consistant à enregistrer des choses «live», de jouer au feeling. Je m’en suis servi notamment dans la composition de «Calypso». Au départ, nous avions, Jean Michel et moi, une idée de thème. On a travaillé dessus en reprenant cette idée et en modifiant les notes sur les portées sans le rejouer sur un clavier.

AM. Cela ne fait-il pas une approche un peu dénuée de sentiment?MG. Non, c’est une approche de musicien. Les plus grands musiciens ont toujours écrit leur musique sur papier avant de les faire jouer. La seule différence est que sur un ordinateur, on a tout de suite un résultat, sans passer par l’intermédiaire d’un interprète humain. Un résultat très proche du résultat final. Cela a un côté magique: on modifie une note sur l’écriture musicale et on peut écouter tout de suite le final. Précisons que je ne suis pas tout seul à être impliqué dans l’utilisation du ST et de ce logiciel. Dominique Perrier a travaillé avec nous et connaît également bien Notator. En fait, on était une légère majorité à réaliser des choses sur ST. Jean Michel, d’ailleurs, s’est vite rendu compte de l’intérêt du travail direct sur le ST même en faisant des bases sur le NPC 60. Au niveau de l’éditeur et de pas mal de choses, il s’est avéré plus pratique de travailler directement avec ce logiciel.

AM. Le dernier disque est donc entièrement réalisé grâce à Notator.
MG. Pas simplement Notator. Il y a aussi un logiciel algorithmique qu’Eric Cabedoce a eu la gentillesse de nous passer. Le ST a pris sa place naturellement à côté du NPC 60 sur lequel Jean Michel travaille.
Il ne faut pas non plus oublier la manipulation des sons avec des logiciels de chez Steinberg ou de chez Ocelab ou JCD MIDISOFT et de l’édition de sons de D50. Le D50 est un instrument que Jean Michel Jarre aime beaucoup et qui a été utilisé dans l’album avec le S1000, également un instrument de base, ainsi que l’ARP 2600 et le Fairlight 2, pas le
3! On a fait à peu près le tour quand on a parlé de ces instruments, puisque c’est une combinaison de ceux-ci qui a été utilisée. Avec le Synthex qui a toujours sa place et les KORG utilisé un petit peu par Dominique Perrier.

AM. Dans quelle partie du disque avez-vous utilisé le logiciel algorithmique?
MG. Au début, on cherchait des idées sur la construction d’un thème simple mais évolutif pour le long morceau qui s’appelle «En attendant Cousteau». Il a été intéressant de brancher le ST avec ce programme pour avoir un peu à la façon d’une composition automatique, des schémas de structures générés par ordinateur, dans lesquels nous pouvions faire un tri objectif. On se retrouve ainsi dans la position de la personne qui écoute qui trie et qui choisit. A mon avis, cette technique va se développer dans les années à venir. Le compositeur deviendra plus un juge qui sélectionnera parmi des propositions. Cela apparaît déjà dans les arrangeurs comme Big Band et c’est certainement une évolution possible de l’informatique musicale. L’ordinateur faisant une offre d’un certain nombre de solutions et le compositeur acceptant ou refusant ces offres.

AM. Avez-vous utilisé des logiciels pour le S1000 ou son panneau suffisait-il?
MG. Le S1000 a été utilisé de façon autonome. Mais je pense qu’il sera intéressant de tester dessus des logiciels d’édition dessus. 

AM. Votre disque «En attendant Cousteau» est donc le premier dans lequel vous utilisez vraiment à fond l’informatique. 
MG. Il y e bien sûr une nette évolution par rapport à «Révolutions», oui, c’est vrai. Dans la séquence dans la génération algorithmique de musique, dans la communication avec les musiciens de Trinidad, dans la réalisation des partitions, dam la communication avec las musiciens, dans le concert lui-même, dans tout ces domaines l’informatique intervient.

AM. Après le studio, la suite logique est le spectacle. Il y aura un certain nombre d’ordinateurs Atari utilisés pendant le spectacle. De quelle façon?
MG. Les ST vont avoir un rôle assez important nous sommes dans une structure qui ne permet pas aux musiciens de connaître forcément  longtemps à l’avance les morceaux qu’ils vont jouer. Le ST va permettre toujours avec Notator, d’afficher devant chaque musicien, les partitions déjà faites en MIDI depuis un moment. Tous les morceaux ont été retranscrits en MIDI par Francis Rimbert. Sur scène, synchrone avec le code SMPTE, chaque musicien aura sa partition qui défilera devant ses yeux.
Pour nous, ce qui avait été très difficile dans le passé c’était de réaliser ces partitions. Maintenant, nous avons des fichiers assez nombreux disponibles au format Notator dans le précédent disque, il a suffit de les .traire et de les répartir aux musiciens concernés.

AM. Est-ce que cela signifie que grâce à l’informatique musicale on va limiter les répétitions. Chaque musicien pourrait avoir, par exemple, sa disquette contenant sa partie pour bien l’apprendre et bien l’enregistrer. Ensuite, il n’ y aurait plus qu’une ou deux répétitions générales seulement où tout le monde jouerait ensemble?
MG. C’est une idée intéressante… et je vais m’empresser de la proposer immédiatement! En effet, c’est sans doute une manière intelligente d’utiliser le matériel à l’avance et de bien préparer les concerts.

AM. Combien y aura t-il d’ordinateurs sur scène?
MG. Autant que de musiciens! La batterie, par exemple, aura le thème principal avec éventuellement des arrangements qui la concerne. Tout ceci sera prêt pour les premières répétitions. Ce sera rapidement mis en place. On profite de notre petite expérience dans ce domaine, puisqu‘à Huston, on avait utilisé des IBM sur le même principe. Il faut ajouter que c’est plus facile de le faire sur ST.

AM. En fait, le ST est utilisé pour trois choses: le séquenceur, l’édition de son et les partitions.
MG.
Exactement et en profondeur en utilisant toutes ses possibilités.

AM. Comment cette «solution» Atari a-t-elle émergée?
MG. Je dois dire que c’est grâce à l’aide d’Eric Cabedoce, Directeur technique d’Atari France. Nous avons été amené à utiliser Atari de façon aussi intensive. Certainement bien plus que si nous étions restés seuls. Cela s’est révélé très positif dans beaucoup de domaines. Notamment pour le concert qui vient et pour lequel Atari nous a prêté un matériel conséquent. Je ne vois aucun précédent comme cette collaboration-ci depuis que nous avons commencé à faire des concerts. Même à Houston où les gens nous ont donné un fameux coup de main, ces ne pas atteint ce niveau et cette envergure. J’insiste sur le remarquable collaboration d’Atari et cela mérite d’être souligné.

AM. J’espère que cette collaboration va continuer. Vous voilà donc en orbite pour un certain nombre de concerts dans les trois prochaines années?
MG. On a dans l’idée de garder une structure opérationnelle à partir de celle mise en place le 14 juillet, afin de l’utiliser dans une «tournée», entre guillemets, car les concerts qui la composeront seront espacés de plusieurs mois. En tout cas, ils auront un caractère plus répétitif que d’habitude En 86, nous avons fait Houston et Lyon, Londres en 88 et en 90 nous faisons celui du 14 juillet à Paris. Nous avons certainement laissé un intervalle de temps trop important entre deux concerts pour profiter des concepts originaux que nous mettions en place Le fait de garder une structure de scène permettra sans doute de pouvoir faire des concerts de façon plus rapprochée, sans dépenses inconsidérées et préparés bien plus vite. L’informatique musicale restera une de ces structures fixes.

AM. Merci de toutes ces précisions et nous vous souhaitons bonne chance pour le 14 juillet.
MG. Merci à vous aussi. Vous serez les bienvenus à ce concert.


atari-1990-francis-rimbertInterview de Francis Rimbert

Démonstrateur Roland, Francis Rimbert est un claviériste confirmé qui travaille avec Jean-Michel Jarre depuis plusieurs années. Récemment converti à l'informatique musicale, il est chargé d'effectuer le recordage sous Notator d'une bonne partie des compositions qui seront jouées durant le concert. Nous l'avons rencontré chez lui (près de Fontainebleau) dans son studio personnel.

Atari Magazine. Comment êtes-vous arrivé aux synthés?
Francis Rimbert.
Tout simplement en travaillant dans un magasin de musique parisien qui était, avant tout le monde spécialisé dans le synthé. Nous étions vraiment «cinglés», car à l’époque ça ne se vendait pas! Mais on a rencontré des personnalités musicales du moment comme Christophe ou Nicolas Peyrac. J’avais une formation classique, je jouais du piano. Mais je rêvais d’orchestrations. Evidemment la première fois que j’ai entendu le son d’une trompette mal imitée sur un synthé, je me suis dit c’est fabuleux je vais faire de la trompette alors que je ne sais pas en jouer. 

AM. Comment avez-vous été amené à rencontrer Jean Michel Jarre?
FR. Je suis arrivé à travailler avec Jean Michel par l’intermédiaire de Michel Geiss que je connaissais un peu. A l’époque, j’étais démonstrateur chez Korg et je faisais ma vie de « Rockinos » de studio. Les synthés commençaient juste à arriver, avec les Moog, les ARP, etc. Un jour, Michel Geiss est entré dans le magasin pour acheter du matériel. On a sympathisé en me disant qu’un jour il me présenterait à Jean Michel, qui venait juste de créer «Oxygène». En fait, la concrétisation s’est faite le jour du premier concert de Jean Michel à la concorde, le 14 juillet 1979. Il avait besoin de synthés. Michel est venu me voir en catastrophe, me disant «Il lui manque des synthés pour faire du «live», il faut absolument que tu trouves un moyen» et je lui ai prêté tout mon stock! On est ensuite resté en relation. Le jour du fameux concert de Houston, nous avons pratiqué de la même manière.

AM. Comment en êtes-vous venu à vous équiper Atari?
FR. Au départ, je n’avais pas vraiment envie de travailler sur ordinateur. Etant démonstrateur chez Roland depuis 7 ans, j’avais tout ce dont je pouvais rêvé en matière de séquence. Mais j’ai pris conscience de la réalité d’un standard (…) beaucoup de gens travaillaient sur ST beaucoup de librairies de sons étaient chez Atari. Lorsque je voulais offrir des sons, je rencontrais un problème. Je me suis dit qu’il me fallait un ST pour converser avec eux. Finalement, je m’y suis mis (il y environ 6 mois). Je ne suis pas un allumé de l’ordinateur, je vouslais un truc rapide à mettre en œuvre. J’ai opté pour un 1040ST avec moniteur monochrome. Jean Michel travaillant sous Notator, j’en suis naturellement arrivé à m’équiper de ce logiciel.

AM. Et votre sentiment?
FR. Très pratique. Ma première approche était orientée vers les banques de sons. Aujourd’hui, j’ai étendu ces utilisations mais je continue à «pécher» sur les séquenceurs. Je ne suis pas encore entré dans «Notator» que je possède seulement depuis deux mois. Je n’ai pas le temps suffisant de m’investir pour l’explorer sérieusement.

AM. Qu’offre Notator par rapport à un séquenceur traditionnel ?
FR. Pour moi, c’est encore trop récent pour que je puisse porter un jugement définitif. Par rapport à un séquenceur comme le MC500 de Roland, Notator n’offre pas plus, il offre à mon avis «différent». Dans la préparation du concert, j’utilise cette différence, cette complémentarité. J’envoie toutes les pistes de mon MC500 vers le Notator Atari. 

AM. Pouvez-vous être plus précis?
FR. Prenons l’exemple sur lequel je travaille. Il s’agit d’Equinoxe 4. J’ai les bandes 24 pistes d’origine de Jean Michel. Je prends une piste, j’écoute la séquence. Ensuite je recrée les sons et je rejoue la séquence à l’oreille en l’enregistrant sur le MC500. Et ainsi de suite pour chaque piste Quand les 16 canaux du MC500 sont chargés, je transfère le tout directement dans le ST et son Notator. Il ne reste plus qu’à «démixer» et à nommer toutes les séquences. De plus, Notator affiche les partitions bien que j’en écrive certaines à la main, car avant de jouer un morceau un peu compliqué il vaut mieux parfois l’écrire.

AM. Michel Geiss nous disait qu’une fois la séquence codée, il travaillait, grâce à Notator directement sur les notes qui s’affichaient, sans avoir les sons. N’utilisez-vous pas Notator pour modifier un morceau?
FR.
C’est chacun son style Michel est très fort pour ça! Il travaille à l’image. Il prend la note, il la décale il en insère. Je trouve cette démarche trop abstraite pour moi. Je travaille à l’oreille et je ne regarde qu’après! Je ne travaille que sur le clavier.

Am. L’informatique te ferait-elle encore peur?
FR. Je me méfie de la technique. Elle change totalement notre façon de travailler. J’ai vu des bons musiciens se perdrent totalement dans des Notators et compagnie. C’était, certes, travaillé avec une grande recherche de sons, mais ils avaient perdu tout l’autre côté de la musique

AM. Maintenant la création va devenir une sorte de choix. Il va y avoir une création automatique de rythmes et de séquences par l’ordinateur. Le compositeur devra choisir parmi ce qui est proposé par l’ordinateur. C’est un peu la démarche adoptée par Jean Michel pour le titre « en attendant Cousteau».
FR. C’est une conception un peu «folle», mais je m’en sers aussi. J’utilise des patterns préconçus de batterie par exemple Mais je n’irais pas jusqu’à l’arrangement. Je préfère à la limite écouter des disques plutôt que de m’inspirer d’un ordinateur qui ferait l’accompagnement. Je ne suis pas contre, mais ce qui me fait peur ce sont les aberrations. J’ai récemment assisté à un concert en province d’un groupe de jeunes qui se revendiquait auteur compositeur. C’était ambiance un peu type Top 50. En fait, ils avaient sur scène un ST qui rejouait les disquettes Midimix  et eux faisaient du playback! Là, ça devient grave.

AM. Revenons au concert. Quel est l’intérêt de recoder ainsi les musiques?
FR. Cela permet tout d’abord d’avoir les partitions, éléments que nous n’avions pour ainsi dire pas, jusqu’à présent. Ce qui rendait d’autant plus difficile notre travail.

AM. Mais il existe des imprimeurs pour effectuer ce travail ?
FR.
(il s’en va fouiller dans une malle et rapporte un gros listing illisible et inutilisable en pratique). Voilà le genre d’horreurs que l’on nous proposait jusqu’à présent. Ce «tas» épais et difficile à feuilleter ne constitue qu’un titre! Et on avait ça sur scène ! On s’est aperçu que c’était un peu fou, d’autant que les listings étaient buggés. Maintenant sur scène nous aurons chacun un ST avec Notator et les partitions s’afficheront à l’écran. Evidemment Notator se trouve limité au rôle primaire de «tourneurs de pages» bien en deçà de ces possibilités, mais c’est un des rôles les plus importants sur scène.
L’autre intérêt vient du fait que Jean Michel voulait cette année qu’on fasse des versions d’Oxygène et d’Equinoxe un peu différentes. Chaque année pour les concerts, on essayait de faire le plus proche du «studio», mais il a aujourd’hui décidé d’amener un peu de nouveautés, d’orchestrer différemment, de faire des chorus qui n’existaient pas.

AM. Et de l’improvisation sur scène aussi?
FR. Il y en aura quelques unes mais peu. Car on a des «synchros» (des obligations de synchronisation)extrêmement précises de lumières et de feux d’artifices. Il y a des opérateurs à la régie qui se basent sur l’intervention sonore. Si on s’amuse à lui balancer juste avant, plus rien n’ira. Et puis il y a aussi les «fous furieux»…

AM. Les fous furieux ?
FR. C’est-à-dire les 200 choristes et les 50 musiciens du Steel Band qui seront présents sur scène (…) Pour synchroniser tout le monde, il y a un code SMPTE pour la mutique, les lumières, les caméras qui filment le concert et le retransmettent sur les écrans vidéo mais il y a dans ce code des plages autorisant l’improvisation.

AM. Revenons aux séquences Notator. Quelles autres opérations engendrent-elles durant la préparation ?
FR. Il faut ensuite entrer en studio pour réécouter les bandes originales et leur reproduction Notator, et vérifier les synchronisations. On remplace alors certaines anciennes séquences par les nouvelles, on en rajoute des nouvelles créées pour l’occasion, ceci afin d’obtenir une nouvelle bande. Cette bande est soumise aux critiques de Jean Michel qui juge et détermine ce qui lui plaît ou ce qui ne va pas. Une fois, ce travail effectué, Jean Michel réparti à chaque musicien ce qu’il jouera sur scène. On commence par décider ce que l’on va garder en séquence Notator, tout ce qui est typiquement séquentiel comme les «toucoutoucouticoutoucouticoutoucouta» qu’il n’est pas question de jouer (ça rend dingue) Et puis on détermine toutes les interventions qu’elles soient chorus, tenues ou petits trucs rajoutés. Chacun a ainsi son rôle.

AM. Vous avez un exemple?
FR.
Prenons celui d’Equinoxe 4. La «Minipops», boîte à rythme très particulière que Jean Michel aime bien est en séquence, la piste nommée «séquence» est en séquence, le «rattle», effet rythmique, est joué «live» par le percussionniste, la «basse» est jouée en directe par Guy Delacroix (c’est une nouveauté sur Oxygène où jusqu’à présent les basses étaient des basses synthés) les effets de «bender» sont faits par Sylvain Durand, le «thème» est joué par Jean Michel mais doublé par deux claviers en stéréo par Frédéric Rousseau et Dominique Perrier. Les tenues (des cordes notamment) sont jouées par deux synthés légèrement désynchronisés afin d’avoir un son plus vivant.

AM. Ce travail représente en tout combien d’heures?
FR. J’ai commencé à écouter les bandes en Janvier. Il faut compter de travail par titre, environ 3 jours plein, parfois plus. Mais je revendique complètement cet investissement. Jean Michel ne s’était pas rendu compte du travail de fou que cela représentait. Mais je connais bien ses musiques et il y avait longtemps que je voulais aller au fond (..). Et je n’avais jamais eu l’occasion d’écouter ses toutes premières bandes et notamment celle d’Equinoxe 4 qui est certainement le travail de synthé qui m’a le plus étonné Ce qu’il a fait sur un 8 pistes est tout simplement fantastique. Quand on réécoute comment cela sonne et se marie, c’est fabuleux!

AM. Avant de nous quitter, mise à part la musique, avez-vous d’autres utilisations de votre ordinateur ?
FR. Les jeux! Maupiti est graphiquement et musicalement superbe. D’ailleurs, je pense que je vais jouer le thème lors de mes prochaines démonstrations Roland. Le graphisme et notamment la 3D m’intéresse également beaucoup. Il m’arrive de travailler des morceaux de musique avec sur l’écran des animations 3D en boucle pour m’inspirer.

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