Les claviers portables de Jarre: la libération

Outre les grands claviers, Jarre a eu régulièrement recours à des claviers portables (joliment appelés « keytars » en anglais) pour lui permettent une grande mobilité sur scène et ainsi donner libre cours à ses courses effrénées d’un bout à l’autre de celle-ci, au grand dam des cameramen, mais pour le plus grand plaisir du public. Cette nécessité apparaîtra comme une évidence quand, après avoir joué sur de petites scènes à La Concorde (1979) et en Chine (1981), JMJ aura des envies d’espace pour y installer des groupes de musiciens plus nombreux, des dizaines de choristes, etc. La scène s’agrandit, le public recule, Jarre doit bouger pour se montrer… Il faut aussi noter que cette période correspond à l’arrivée sur le marché de ces keytars qui feront les bons jours des plateaux des émissions de variétés des années 80.

Pendant la période 1986-1991, Jarre développe des instruments originaux pour compléter sa panoplie d’effets scéniques. Parmi eux, des keytars customisés, voire carrément des prototypes liés aux concepts des concerts, curieux appareils uniques à l’allure extraordinaire et truffés d’innovations techniques. JMJ joue avec plaisir les cobayes de la société toulousaine Lag et de ses « luthiers du futur » qui trouvent en lui un terrain d’expérimentation et une plate forme publicitaire providentiels alors qu’ils viennent de créer « Innov’art » leur département d’électronique musicale.

A partir de 1993, et jusqu’à aujourd’hui, Jarre rompt avec cette idée des instruments personnalisés et adopte des claviers portables de série. Est-ce une nouvelle volonté de rupture du musicien qui refuse de s’endormir sur les mêmes concepts ou est-ce à cause de l’arrivée sur le marché de produits qui répondent à ses besoins, notamment les AX-1 et AX-Synth de Roland ? Peut être un peu des deux… Et si leur design est parfois un peu trop comme “M. Tout-Le-Monde”, quoi de plus facile que de les faire peindre ?

Petit tour d’horizon des keytars utilisés par Jarre de 1986 à aujourd’hui, en faisant quand même la part belle aux drôles de machines, autrement plus fascinantes… Pour les modèles plus conventionnels, nous renvoyons nos lecteurs avides de détails techniques aux fiches plus complètes disponibles sur internet (liens en fin d’article).


> Le Yamaha KX-5 (utilisé en 1986) :

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La première fois que Jarre a eu recours à un clavier portable en concert, c’est à Houston, en 1986, avec le KX-5. Le même sera aussi dans les caisses en partance pour Lyon. Curieusement, Jarre utilisera ce clavier pour les morceaux les plus émotionnels (Ethnicolor, Ron’s piece) de ces deux concerts, en station debout ou assis ( !), alors que les morceaux les plus rythmés (Equinoxe part 5, 4e Rendez-vous) seront joués sur le fameux grand clavier lumineux. Le keytar n’est donc pas encore utilisé par Jarre pour gambader sur la scène…

Le Yamaha KX-5 est un clavier droit à 3 octaves, soit 37 touches au total, produit en série à partir de 1984. Il est ce que l’on appelle un contrôleur MIDI (ou clavier maître MIDI), c’est-à-dire une interface qui ne produit pas ses propres sons mais qui permet de piloter des modules de sons, dont des synthétiseurs, via des messages MIDI (système d’échange d’informations numériques qui permet de faire communiquer entre eux des appareils et instruments de musique). Le manche est équipé d’un “ribbon controller” pour le pitch (permettant de modifier la hauteur des notes) et d’une mollette de modulation (pour faire varier la hauteur d’un son). Différents boutons permettent de jouer sur les fonctionnalités de “sustain” (tenu d’un son après son attaque), de portamento (effet permettant d’entendre toutes les fréquences sonores situées entre deux notes), de bascule mono/polyphonique, etc. Les touches permettent vélocité (vitesse d’enfoncement ou de relâchement des touches) et “aftertouch” (pression des touches).

La version utilisée par Jarre pendant ces deux concerts a été spécialement modifiée avec un manche allongé, et relookée avec des motifs roses fluos de circuits imprimés qui rappelle le film « Tron ». .Le design s’amuse aussi à inverser la couleur des touches blanches et des touches noires.

  • Concerts et performances : Houston (1986), Lyon (1986).
  • Titres joués : Oxygène 5, Ethnicolor, Ron’s piece…

> Le Lag Circulaire version Docklands, ou “Mad Max” (utilisé en 1988) :

keytar-1988

Jarre et la société française de fabrication de guitares « Lag », et en particulier son département de recherche « Innov’art » qui travaille sur l’électronique, l’électrique et l’acoustique, entament leur coopération pendant l’été 1988 pour la création d’instruments spéciaux pour les concerts des Docklands. L’idée est de créer des instruments liés au concept de la révolution industrielle en réunissant design improbable et prouesses technologiques. En à peine deux mois, Lag réalise en plus d’un grand clavier MIDI, deux claviers portables uniques et sur mesure, dont un keytar au clavier circulaire sobrement surnommé « Mad Max » !

JMJ :

« L’un des deux portables est une version de poche de celui-ci (le grand clavier) avec un vibrato que l’on peut affecter comme celui d’une guitare et des sortes de mousses exclusives à LAG qui permettent en les frottant d’agir sur n’importe quel paramètre MIDI. »

Ce keytar est un clavier en quart de cercle, forme pour le moins originale mais choisie surtout pour s’adapter à la station debout et pour respecter le mouvement du bras du musicien. La carcasse est en bois et en métal. L’instrument comporte 3 octaves avec 36 touches sensibles à la vélocité, faites en « altuglas » poli à la main. Il présente un sélecteur de 16 canaux MIDI, un afficheur LCD pour les sons, un transposeur d’octaves. Il est enfin muni d’un manche articulé en bois et métal qui agit comme un joystick pour modifier le picth-bend de façon très visuelle. Le manche comporte deux rubans expressifs sensibles à la pression pour agir sur la modulation, le portamento, etc. L’aspect mécanique, avec sa tôle bleuie et vieilli par l’échauffement, sont inspirés du film « Mad Max », d’où son surnom.

  • Concerts et performances : Docklands (1988), Trocadéro (1989)
  • Titres joués : London Kid, September, Rendez-vous 4…

:: Le Lag “Insecte” (utilisé en 1988-1990) ::

keytar-1988-2 Le deuxième clavier portable réalisé en un temps record par Lag pour les concerts des Docklands est probablement le pluscélèbre à cause de son look extraordinaire, « comme arraché à un vieux vaisseau spatial qui aurait beaucoup tourné » : « L’Insecte ». L’idée de départ est de créer un clavier qui ne ressemble pas à un instrument traditionnel, mais qui privilégierait le côté visuel par son apparence bio-mécanique (inspirée du film « Bladerunner » et des dessins d‘Enki Bilal), et par la gestuelle qu’il induirait. C’est aussi le résultat d’une réflexion sur le développement de nouvelles interfaces qui se dispenseraient du traditionnel clavier à touches.

JMJ :

« L’autre (clavier portable), plus délirant, baptisé “l’insecte”, a des touches blanches en sorte de mousse et des touches noires en cuir, ainsi que deux manches faits à partir de leviers de changement de vitesse de 203 Peugeot. J’ai voulu un instrument hybride à la « Blade Runner », qui aurait bourlingué et serait usé mais dans lequel se trouveraient toutes les possibilités les plus sophistiquées. »

Clavier droit à 2,5 octaves (17 touches blanches, 12 touches noires), « L’Insecte » a la particularité d’être équipé d’un micro Shure bricolé, ce qui fera de ce clavier l’instrument indissociable du morceau « Révolutions » qui a recours au « vocoder ». Ce clavier refera d’ailleurs sa réapparition au concert de La Défense pour ce seul titre. A noter qu’à partir du concert de la Tour Eiffel en 1995, le musicien utilisera un mégaphone pour la partie vocale de cette « chanson ».

 

La carcasse de l’Insecte est en bois peint « façon SF ». Elle est gainée de cuir vieilli (matière animale pour le moins inhabituelle mais choisie pour le concept) tout comme les touches noires (probablement inertes) en bois dont la forme rappelle des griffes. Les touches blanches sont faites d’une mousse synthétique spéciale qui s’appuie sur deux circuits imprimés en peigne entrecroisés. La pression exercée sur la mousse fait décroître sa résistance électrique et les notes sont déclenchées. A noter que cette technologie, provenant d’une entreprise de mesure en podologie (sic !), ne permet pas la vélocité des touches. L’instrument, particulièrement sensible à l’humidité, connaîtra de durs moments pendant les concerts apocalyptiques des Docklands.

Le levier inférieur tient lieu de pitch bend (modulation de la hauteur de la note). L’instrument est aussi muni d’un afficheur LED permettant de sélectionner les sons du program change que l’on fait défiler à l’aide du levier supérieur, et un indicateur LCD du Time code Otari désossé et réintégré. Enfin, il dispose d’un sélecteur de 16 canaux MIDI et d’un inter-bascule micro vocoder/communication régie. On notera que les nombreux câbles (audio, Time code, MIDI, alimentation) empêchent le musicien de courir dans tous les sens ; pour le concert de La Défense, l’Insecte sera donc équipé d’un système sans fil.

  • Concerts et performances : Docklands (1988), La Défense (1990).
  • Titres joués : Révolution industrielle (ouverture), Révolutions…

 

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> Le Lag Circulaire version La Défense (utilisé en 1990-1993) :

La coopération de Jarre avec Lag se poursuit en 1990 avec la création de ce nouveau clavier circulaire portable spécialement conçu pour le concert de la Défense. Comme le Lag Insecte est indissociable du titre « Révolutions », ce « Lag Circulaire » nouvelle version est lié aux prestations publiques de « Calypso ».

Clavier circulaire à 3,5 octaves, il est très inspiré du « Mad Max » des Docklands en mieux fini, pourrait-on dire. On retrouve ainsi la disposition des touches en arc de cercle, le manche dont la flexion joue sur le pitch bend (dont le rôle est bien visible sur le titre « Ethnicolor » à La Défense) et qui est aussi muni d’un “ribban controller”. Il dispose d’une deuxième poignée dont le seul rôle est probablement de pouvoir tenir le clavier sans influer accidentellement sur la modulation. On dirait un clavier portable de série avec son look métallisé (touches gris foncé et touches argent), son aspect lisse, et son absence de câble. Ce clavier ressemble décidément moins à une machine et plus à un instrument !

A noter que Jarre utilisera aussi ce clavier lors des rares fois où il a joué sa musique dans des émissions de télé, dont « Sacrée soirée » (28/11/1990) et « Star 90 » (10/12/1990). Il refera aussi son apparition lors de la tournée Europe en concert, à partir du concert de Manchester, et à Hong Kong, sur le titre « Equinoxe part 4 ».

  • Concerts et performances : La Défense (1990), Sacrée soirée (1990), Star 90 (1990), Europe en Concert (1993), Hong Kong (1994).
  • Titres joués : Oxygène 4, Equinoxe 4, Ethnicolor, Zoolookologie, Calypso, Calypso 2…
  • Remarque : ce clavier est parfois appelé « Mad Max 2 » sur internet.

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:: Le Roland AX-1 (utilisé en 1993-2006) ::

L’AX-1 est un clavier portable de série que Jarre adopte à partir de la tournée Europe en Concert (1993) et utilise très régulièrement jusqu’au concert de Merzouga (2006). Le clavier est sorti des usines Roland quelques mois avant la tournée européenne.

Alors que seules les versions rouge et noire sont accessibles au public, Jarre s’est fait faire une version blanche (Mont Saint Michel, Wembley), et une version noire et blanche :

– blanc (Europe en concert)

– rouge (Europe en concert, Hong Kong)

– noir (Tour Eiffel, Festa Italiana, Unesco, Moscou)

– noir et blanc (une partie des touches aux « couleurs » inversées) (Gdansk, Merzouga)

L’AX-1 comporte un clavier droit de 45 touches, soit 3,5 octaves. Le design est signé David Sherriff and Andrew Leggo de Space Logic. C’est un clavier maître qui ne produit pas de son propre mais commande d’autres instruments (synthétiseurs, etc.) via MIDI. Le manche est muni d’un ruban pitch bend.

  • Concerts et performances : Europe en Concert (1993), Hong Kong (1994), Tour Eiffel (1995), Unesco (1995), Festa Italiana (1995), Oxygène tour (1997), Le Caire (1999), Gdansk (2005), Merzouga (2006)
  • Titres joués : Chronologie 5, Digisequencer, Chronologie 8, Oxygene 4, Chronologie 4, Souvenir de Chine, Chants magnétiques 2, Ethnicolor, Eldorado, Intro saturée…

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:: Le Moog Libération (utilisé en 2007-2010) ::

A l’occasion de ses concerts « Oxygène » au théâtre Marigny puis dans toute l’Europe, Jarre ressort toutes ses « grand-mères » analogiques dont le Moog Liberation dont Dominique Perrier jouait déjà lors des concerts en Chine en 1981 ! Jarre l’utilise seulement pour le solo du titre « Oxygène 5 ».

L’entreprise Moog a fabriqué ce premier clavier (droit) à manche de l‘histoire à partir de 1980. Ce keytar est un synthétiseur (analogique), et non un simple clavier maître MIDI, ce qui veut dire qu’il crée ses propres sons, contrairement à nombreux de ses aînés. Il a 3,5 octaves (comme l’AX-1), et est déjà équipé d’un Ribban controller pour le pitch, principe ingénieux permettant à la main gauche d’être « utile », et qui sera repris sur la plupart des modèles de keytars.

  • Concerts et performances : Marigny (2007), Oxygène tour (2008), In Doors tour (2009), <2010> tour (2010).
  • Titre joué : Oxygène 5.

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:: Le Roland AX-Synth (utilisé en 2009-2010) ::

Jarre a le privilège de jouer sur un prototype du Roland AX-Synth lors de la tournée « In Doors » en mai 2009 alors que le produit tout public ne sortira qu’en août cette même année. Afin de réduire les reflets causés par les effets de lumière, Patrick Pelamourgues recouvrira l’instrument, initialement blanc, de noir. Compréhensive, la société Roland offrira à Jarre un modèle customisé noir après le concert de Bruxelles.

L’AX-Synth est le premier keytar (je crois) à 4 octaves complètes (49 touches). Il a surtout la particularité d’être un synthétiseur autonome, et non pas seulement un clavier MIDI, et donc de produire ses propres sons. Le ruban (Ribbon Controller) permet des effets de Pitch ultra-sensibles. A piles, donc pas de câble qui traîne…

  • Concerts et performances : In Doors tour (2009), <2010> tour (2010).
  • Titres joués : Révolution industrielle 2, Calypso 3.

:: Sources ::

Arrêt sur images (07/1989)

:: Sites web :

> L’Histoire des keytars :

Dictionnaire de musique multimédia:

http://pianoweb.free.fr/dictionnaire-musique-br.html

 

> Vidéos :

Le Lag Mad Max dans le clip « London kid » (1988) :

http://www.youtube.com/watch?v=BgCpf22uMzI

Le Lag Insecte sur « Révolutions » aux Docklands (1988) :

http://www.youtube.com/watch?v=Qt82NrHrfa8

Le Lag Circulaire sur « Calypso » à La Défense (1990) :

http://www.youtube.com/watch?v=ror1dtRIYrs

Le Moog Liberation sur « Oxygène part 5 » pour le dvd Live in your living room (2007)

http://www.youtube.com/watch?v=yQR1x1n1AmU

 

 

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