Interview au magazine Lodown n°97 (août/septembre 2015)

Interview par Guillaume Le Goff pour Lodown Magazine (traduit de l’anglais).

Une légende vivante et un véritable pionnier dans le domaine de la musique électronique, depuis les années 70. Jean-Michel Jarre a pleinement contribué à l’évolution musicale moderne et a ouvert la voie pour les prochaines générations. Sans aucun doute, les créations et les spectacles de Jean-Michel Jarre font partie du patrimoine de l’humanité, maintenant et pour toujours. De son premier album «Oxygène» (1976) à «Equinoxe» (1978) et bien d’autres, il a vendu plus de 80 millions d’albums dans le monde entier. Il a offert, et continue d’offrir, le plus incroyable spectacle populaire sur Terre, de Moscou à Houston, rassemblant des foules massives fascinées, expérimentant année après année ce que les nouvelles technologies de la musique peuvent apporter de meilleur à son génie magique. Depuis son dernier album “Téo & Téa” en 2007, nous étions tous en attente de bonnes nouvelles de ce sorcier musical. Ce fut une surprise stellaire ce printemps, lorsque Jean-Michel Jarre a annoncé la sortie d’un nouvel album. Et puis nous avons entendu “Glory” le premier morceau lumineux avec Anthony Gonzales (connu sous le nom M83), et nous savions que ce projet serait quelque chose de vraiment spécial … en effet, Jean-Michel Jarre a décidé de collaborer là avec une poignée d’hommes et de femmes – artistes électroniques de différents âges avec qui il se sent partager un ADN électronique commun. De nouveaux morceaux, éclectiques et puissants sont apparus récemment, certains instrumentaux, certains avec des voix, chacun avec une saveur et une grandeur particulières, comme “Conquistador” de Gesaffelstein, “Watching You” avec 3D de Massive Attack, et “Zero Gravity” avec le légendaire Tangerine Dream. Nous ne pouvions plus attendre de rencontrer Jean-Michel Jarre pour en savoir plus sur son nouveau bébé. Lodown a eu l’occasion unique d’obtenir un entretien privé chez lui à Paris, ce qui a donné une expérience particulièrement mémorable que nous sommes vraiment heureux de partager avec vous aujourd’hui.

M. Jarre, parlons du début de cette nouvelle aventure, comment cet album est né exactement ?
Depuis un certain temps, je voulais raconter une histoire à propos de l’histoire de la musique électronique, de mon point de vue et de mon expérience, depuis mes débuts jusqu’à nos jours. Donc, j’ai prévu de collaborer avec des artistes qui sont, directement ou indirectement, liés à cette scène, au cours des cinq dernières décennies que j’ai vécues. Avec des gens qui représentent une source d’inspiration pour moi, mais qui ont aussi un son immédiatement reconnaissable. Je ne savais pas comment ce projet allait évoluer. J’ai eu la chance que tout ceux à qui j’ai demandé de travailler avec moi ont tous accepté, ce qui m’a permis de collaborer avec eux comme je le voulais. Cela a été très important pour moi, surtout à une époque où la communication est faite à travers des écrans et des fichiers envoyés via WeTransfer ou Dropbox, avec internet qui joue un rôle énorme maintenant. Ici, l’idée principale était de rencontrer physiquement les gens, de travailler avec eux et de commencer une collaboration depuis le début. J’ai produit des démos en fonction des artistes auxquels je pensais, puis je leur ai demandé de prendre la relève, de travailler de leur côté, de terminer le morceau sauf si nous souhaitions le terminer ensemble. En fait, il n’y avait pas de recette particulière, nous avons fait comme nous le voulions. Mon objectif principal était de rencontrer et de voir les gens. Donc, il m’a fallu un certain temps, puisque j’ai commencé ce projet il y a 4 ans. J’ai beaucoup travaillé, et je continue jusqu’à aujourd’hui. Comme vous le savez peut-être, 4 morceaux sont déjà sortis avec M83, Gesaffelstein, 3D de Massive Attack et Tangerine Dream.

Une liste de collaborations impressionnante en effet. Quand vous prépariez ce projet, qu’est-ce qui vous a incité à travailler spécifiquement avec chacun des artistes impliqués ?
En général, quand on parle de ce genre d’artistes, nous pouvons dire qu’ils ont tous un son spécifique, quelque chose qui les rend uniques pour le public. Mais ce n’est pas nécessairement vrai. Certains artistes sont vraiment très connus, mais ils n’ont pas un son reconnaissable d’un album à l’autre… Ici, avec ceux dont nous parlons, ils ont un son immédiatement reconnaissable et ils sont tous très fortement liés à la scène électronique , chacun avec sa propre approche. Par ailleurs, pour ces 4 artistes, ils couvrent assez bien – de mon point de vue – les quelques dernières générations dont on parlait, et c’est ce que je voulais exprimer dans ce projet. L’histoire de la musique électronique est intemporelle, ce n’est pas seulement un genre de musique, c’est aussi une façon de penser la musique, de la créer. Quand j’ai commencé à travailler avec ces artistes, je me suis rendu compte que nous faisions partie de la même tribu, du même clan. Même si, bien sûr, chacun de nous a son propre et unique son. Si je prends le plus jeune du quatuor, Gesaffelstein, nous étions liés par beaucoup de choses, à commencer par le fait que nous sommes nés dans la même ville, Lyon. C’est quelqu’un qui a un univers sombre, un style dandy aussi, façon Oscar Wilde, mais dans le même temps il a une idée très précise de ce qu’il a à faire. Il est un peu extrême dans la façon dont il se présente lui-même et sa musique, son côté sombre, techno, et dans le même temps, son expression de quelque chose de profondément sensuel. Je suis intéressé par ce paradoxe. Donc, nous nous sommes vus, je lui ai offert deux directions différentes, il en a choisi une. De là, nous nous sommes rencontrés à Los Angeles et à Paris, chacun de nous a travaillé sur la musique de son côté, puis nous nous sommes rencontrés à nouveau, et comme Gesaffelstein me l’a dit, vous pouvez voir à la fin qui a fait quoi sur ce morceau. Je dois dire que ça c’est très bien passé, avec lui et les autres artistes. Le fait que tous avaient suffisamment de temps pour exprimer ce qu’ils voulaient était un vrai plaisir, et ça a donné une sincère complicité.

De M83, à Gesaffelstein, de 3D à Tangerine Dream, et vous-même bien sûr, tout le monde a un calendrier serré entre le temps au studio, les spectacles, les tournées, les autres projets, et la vie privée …
Comme je n’ai approché que des artistes très talentueux, cela signifie qu’ils ont quelque chose de spécial, et aussi, bien sûr, qu’ils sont toujours très occupés. A ce niveau, ça va main dans la main. Je peux dire que c’était, et c’est toujours, un projet marathon… si nous parlons de Tangerine Dream, l’autre extrême en termes de génération, nous ne nous sommes jamais vraiment rencontrés et bien sûr, nous n’avons jamais collaboré ensemble. La musique électronique est née à la fois en France et en Allemagne, avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry d’un côté, et Stockhausen de l’autre. Nous sommes les enfants de ces gens-là. J’ai eu la chance de travailler un peu avec Stockhausen quand j’étais étudiant, et en ce qui concerne Schaeffer, je le connais bien, puisqu’il était alors mon professeur au Groupe de Recherches Musicales à Paris. Pour moi, il était essentiel d’avoir Tangerine Dream sur ce projet. Donc, j’ai pris le train et j’ai voyagé à Vienne, puis roulé en voiture à 70 km en dehors de la ville pour les rencontrer, et plus précisément pour parler avec Edgar Froese, le leader du groupe, afin de parler du principe et de commencer la collaboration. Très vite, nous avons réalisé que nous nous sentions comme si nous nous connaissions depuis toujours. Nous nous sommes rappelé mutuellement nos débuts, c’était bien avant Internet, chacun de nous était dans sa boîte respective, et nous ne savions pas vraiment ce qui se passait à l’extérieur. Contrairement au rock’n’roll, la musique électronique est une musique de laboratoire. Donc, nous n’étions pas connectés au monde extérieur comme on peut l’être aujourd’hui. Pour Tangerine Dream, j’ai travaillé sur une démo qui leur a laissé assez de place. Je voulais – contrairement à ce qu’ils font habituellement, des morceaux très linéaire, basés sur un ou deux accords – des modulations, quelque chose de plus proche de mon univers, une progression d’accords tout au long du morceau. Nous en avons parlé et ils s’y sont glissé comme un serpent, somptueusement. J’adore le résultat, honnêtement, j’en suis très fier. Le morceau a aussi une résonance particulière depuis qu’Edgar Froese est décédé en Janvier. C’est le dernier morceau impliquant Tangerine Dream… sa lumière est vraiment unique.
Avec M83 (aka Anthony Gonzales), nous avons une approche similaire de la musique, mélodiquement parlant. Pour nous, c’est l’élément le plus important dans la musique. Lorsque j’ai découvert M83, je me suis senti très proche de lui, avec ce côté hypnotique et, dans le même temps, très épique. M83 est comme le Pink Floyd de l’électro… en plus il a une énergie incroyable, encore plus sur scène, j’ai instantanément aimé ce qu’il faisait dès son premier album. Donc, nous nous sommes rencontrés en coulisses lors d’un concert qu’il a fait à Paris à l’Olympia, nous nous sommes rencontrés de nouveau après. Je lui ai proposé de travailler avec moi, et il était ravi. Il m’a dit : “Si je suis là où je suis aujourd’hui, c’est à cause de vous. Le premier album que j’ai écouté était de Jean-Michel Jarre. Et les artistes de ma génération comme Daft Punk, Justice, ou moi – c’est ce qu’il m’a dit – sont tous liés à vous. Nous nous sommes appuyés sur ce que vous aviez fait pour créer notre musique”. Donc, c’était tout bon pour moi. Nous avons d’abord travaillé sur le morceau, ici à Paris, puis à Los Angeles, à plusieurs reprises. Les choses ont évolué, il m’a donné une première partie dans son studio, j’ai totalement restructuré le morceau dans mon coin et je le lui ai donné à nouveau. Il n’a pas changé grand chose. Il était très heureux du morceau, et moi aussi. Je l’adore carrément, le côté épique – quelque chose qui nous convient – et très positif dans le même temps. Nous avons tous deux réalisé qu’il est difficile d’être positif de nos jours… Il paraît plus facile d’être sombre, obscur, négatif. Nous avons choisi ce côté épique, positif à la place, avec cette progression et cette impression “hymne de stade”.
Avec Massive Attack, c’est une autre histoire. J’ai toujours eu une énorme admiration pour ce groupe, à bien des égards. Robert Del Naja alias 3D est un artiste multi-facettes, très relié aux arts visuels, comme vous le savez, il était graffeur à Bristol, et maintenant il est un peintre, avec un univers qui évolue entre (et peut-être qu’il ne va pas aimer ce que je vais dire) Basquiat et Francis Bacon. Il y a un grand aspect organique dans la musique de Massive Attack, quelque chose d’unique. Lorsque je l’ai découvert, j’ai été époustouflé. Puis je me suis rendu compte que ce côté, mélange de sons, était profondément lié aux graffitis et aux peintures de 3D. Dans le graffiti il y a le sens de l’espace, et la musique de Massive Attack est un aménagement de l’espace. J’ai vraiment apprécié de travailler avec 3D à cause de cela. Nous avons d’abord travaillé sur un morceau, mais rien n’est vraiment venu. Nous voulions que quelqu’un mette une voix dessus, puis nous voulions un morceau instrumental, puis non… donc nous avons recommencé de zéro. Je lui ai envoyé une toute nouvelle version, avec une voix remixée que j’ai faite, et quand Robert l’a entendu il m’a dit que c’était exactement ce qu’il nous fallait. Il a repris les éléments vocaux et les a retravaillés, et surtout, il a introduit ce groove tribal merveilleux, super sexuel, que j’adore. Ce morceau à la limite entre les univers sonores et visuels, c’est quelque chose que nous partageons bien sûr. Il y a aussi cette idée d’anxiété, de tension et la puissante basse amplifie cela, comme si nous étions toujours sous surveillance, avec internet et toutes ces caméras de vidéosurveillance partout. Voilà pourquoi, bien sûr, nous l’avons appelé “Watching You”.

Dans le studio, en matière d’instruments et de matériel, de processus de production, comment avez-vous travaillé sur les morceaux ?
Par exemple sur le morceau “Glory” de M83, j’ai d’abord utilisé des synthés analogiques vintage. Ensuite, nous avons travaillé dans son studio de Los Angeles, avec son propre matériel, nous avons enregistré les voix rapidement. Anthony (Gonzales) utilise sa voix comme un instrument. Il n’est pas seulement un chanteur, sa voix est une partie de l’instrumentation. Nous nous sommes demandés : que voulons-nous dire comme histoire? Nous avons trouvé intéressant de dire que nous appartenons à quelque chose d’autre. Comme si le monde de l’électronique était un autre monde. Ainsi le chœur “we belong to another land” (“Nous appartenons à un autre pays”). Nous avons pensé qu’il serait bon d’en faire un hymne. Il m’a donné la première partie, et j’ai travaillé sur la seconde également, qui était beaucoup plus rythmée, et j’en ai fait un hymne, quelque chose de puissant qu’on pourrait jouer dans un stade. J’ai eu l’idée d’échantillonner un son de marche militaire avec ces bottes, puis je l’ai mixé avec le rythme pour une marche en avant, mais avec un côté positif. Vous voyez ici, je voulais respecter l’univers de l’artiste avec lequel je travaillais. Cet album n’est pas un projet de “featuring” artificiel, une tendance forte aujourd’hui, qui est comme un nom musical jeté plus qu’autre chose. Au lieu de cela, je voulais une vraie collaboration étroite. Pour chaque artiste présent, il y a une raison. C’est drôle parce que “Glory” était presque terminé quand nous avons reçu une demande de Christopher Nolan et son équipe. Après “Interstellar”, ils voulaient produire un film documentaire avec Google, demandant aux gens de partout dans le monde d’envoyer de la musique, un poème, un film, qui exprime pourquoi ils aiment notre planète Terre. C’était un concept avec un côté métaphysique et, disons ce côté “Big Brother” que Google a. Donc, ils ont utilisé la chanson pour leur film EMIC Time Capsule. Ils étaient à la recherche d’un morceau avec un côté positif, avec, à la fois, une approche terrienne et spatiale. C’était ce que nous voulions exprimer avec Anthony, et même si nous ne nous attendions pas à cette demande, il était logique pour nous de dire oui à cette aventure.

Les morceaux sont également sortis sur vinyle, accompagné de remixes supplémentaires. Pourquoi était-il important de faire cela ?
Peut-être que mon label ne sera pas heureux d’entendre cela, mais je me suis vraiment demandé s’il était nécessaire de sortir l’album sur CD … en France ou en Allemagne, les CD sont encore importants. Mais ils ne font pas rêver les gens. Alors que le vinyle ? Oui. Je voulais utiliser le signal analogique du vinyle, et il était également essentiel qu’ils soient en édition limitée, pour souligner leur objet physique, leur avantage tangible. Ce premier album est le concept A du projet et il va y avoir un projet B bientôt. Je tiens vraiment à sortir touts les morceaux de ce projet sur vinyle … nous verrons. En parlant des remixes, c’était aussi intéressant pour moi de donner une autre lumière au morceau original.

Qu’en est-il du reste de l’album, à quoi pouvons-nous nous attendre?
L’aventure continue. Nous en avons parlé. Le concept principal est la collaboration, avec différents types d’artistes. C’est mon nouvel album studio. Je l’assume pleinement. J’ai envoyé beaucoup d’invitations à des gens avec qui je voulais travailler, et j’ai été vraiment heureux de recevoir autant de retours, bien plus que je ne pensais. J’ai écrit beaucoup de musique au cours des 4 dernières années, donc j’ai beaucoup de matière. J’ai beaucoup de très bons morceaux avec des collaborations extraordinaires. Voilà pourquoi, un peu comme Kill Bill 1 et 2 (rires), nous avons divisé le projet en deux. Pas en termes de hiérarchie, mais en termes d’espace. Le premier album sort en Octobre, et le second au printemps 2016. Dans cette histoire, je suis vraiment heureux d’avoir pu explorer tous ces différents genres de l’univers électronique, des choses que j’ai vraiment aimées. Je ne veux pas être didactique et raconter l’histoire de la musique électronique, mais à travers des sons et de la musique, exprimer l’idée que la musique électronique, est grandement multi-facettes. Tous les artistes sur cet album, et surtout les quatre dont nous avons parlé, représentent une assez bonne image des années récentes et de l’évolution de cette scène. Ils sont un résumé parfait de ce que je tiens à exprimer pour ce projet.

Il y aura une tournée en direct avec cet album?
Oui, je prévois de faire une tournée en 2016 et 2017. Ce sera différent de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Ce ne sera pas nécessairement avec tous les artistes avec qui j’ai travaillé, parce qu’il y a tous ces morceaux instrumentaux que je peux jouer moi-même, et les morceaux avec des voix dont les artistes pourraient se joignent à moi sur scène, c’est le plan. Ceci est encore en préparation, donc on verra. Sincèrement, j’espère tout le monde sera heureux.

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