Interview de JMJ à Crystal Lake (1989) (3/3)

Troisième et dernière partie de l'interview de Jean-Michel Jarre réalisée par l'association Crystal Lake (qui édite Synthesis, fanzine sur les musiques électroniques édité en 1982) à l'été 1989. Propos recueillis par Séji et Alain Mangenot (Keyboards Magazine). Merci à François Grapard pour le partage. 
Partie 1 / Partie 2

Est-ce que tu ne risques pas d’être pris dans une certaine routine avec tes spectacles ?

Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, ce sont des brouillons par rapport à ce que j’ai envie de faire, pour différentes raisons. Dans le projet de Houston, j’avais la volonté de montrer qu’en dehors du jeu et des lois du music business anglo saxon, il était possible pour des Européens de monter un spectacle valable et original, susceptible d’être viable et réalisé, avec des techniques, un état d’esprit, un savoir-faire spécifiquement français.

Pour moi à chaque fois, c’est une aventure et quelque chose de complètement différent. Les médias ont tendance à banaliser. Parce que j’ai fait trois concerts hors normes ou hors format, on a tendance à les réunir sous un label. Pour peu qu’il y ait trois ou quatre personnes qui commencent à emboîter le pas, on aura peut-être le “new age du concert” !

Docklands (1988)

Pour moi, le projet des Docklands est particulier et n’a rien à voir avec Houston ou Lyon. On utilise de l’artifice, des lumières et on dit que cela reviendrait à la même chose. Lorsqu’on a utilisé du synthé, de la guitare électrique, la fois suivante, il faudrait utiliser d’autres instruments ? Tout dépend de ce que l’on a à dire. Houston, c’était les immeubles, avec très peu de scène, Lyon, c’était une scène beaucoup plus développée avec la lumière et l’architecture de faisceaux ; Londres, à cause de problèmes techniques, c’est la pluie et le feu, et une certaine démesure dans un lieu complètement détruit et symbolique d’une Europe en mutation : ce carrefour du vieux et du neuf, du high tech et du baroque, c’est l’époque dans laquelle on vit.

Sur scène, ce qui m’intéressait aussi, c’était l’esprit d’une certaine lutherie, l’utilisation de gens différents, une danseuse japonaise avec des derviches tourneurs, des claviers français — ce n’est pas la même chose que d’avoir des claviers anglo-saxons, et des chanteurs africains, c’est tout ce mélange-là qui fait que le concert des Docklands est différent.

Tous ces éléments-là n’ont été que des essais, des tentatives, et j’ai envie de faire aboutir quelque chose en quoi je crois, un genre de spectacle, et j’espère y arriver dans deux, trois ou quatre concerts et à ce moment-là, j’aurais envie de faire autre chose. Je voudrais arriver à terminer cela, c’est-à-dire traiter sur le même niveau la scène sur le plan du film et de la représentation en concert. Le vrai spectacle, c’est le mélange de ce que voient les spectateurs et de ce voient les caméras. Il y a plein de choses que l’on ne voit pas dans le film. Le film a été une création par rapport au spectacle. C’est un peu le système des poupées russes.


Lorsque tu te trouves devant le site de l’un des futurs concerts, par exemple la colline de Fourvière ou les gratte-ciel de Houston, comment prépares-tu le spectacle visuel ? Je suppose que tu choisis des emplacements et définis des perspectives ?

Je choisis un lieu en fonction de notre champ de vision, une sorte de rectangle qui se rapproche de l’écran de télévision : je pense au projet en fonction du spectacle qui sera vu réellement par les spectateurs et aussi en fonction du film qui en résultera. Voilà pourquoi des endroits comme la Statue de la Liberté ou la Tour Eiffel sont difficiles, parce que c’est un peu le crayon dans un rectangle noir…

Pour moi, la colline de Fourvière était à mettre en scène comme dans un cadrage de cinéma. Il y a ensuite la prise en compte des problèmes techniques. Les skylines de Houston et la colline de Fourvière pouvaient entrer dans le même rectangle, mais pas du tout de la même manière. Dans un cas, tu as des immeubles qui font deux ou trois cent mètres de haut, dans l’autre cas, tu as des centaines de petites maisons qui font quelques mètres de haut.

Pour Houston, j’ai voulu me concentrer sur quelques surfaces très importantes, dans le cas de Lyon, j’ai voulu diversifier le maximum les effets visuels en fonction de ces façades. Pour Houston, j’ai opté pour un écran principal, avec un système de panning et de projections d’images assez sophistiqué, dans le cas de Lyon, c’était l’éclatement maximal des façades et des projecteurs : j’ai sacrifié la sophistication des fondus enchaînés à cette pluralité d’écrans.

Cela ne me gênait pas qu’il n’y ait qu’un seul projecteur avec des noirs entre chaque image. J’ai pensé que le côté poétique de ces images qui allaient et qui venaient serait important. Ensuite, il y a le problème de la visibilité de la scène, de sa position par rapport à l’ensemble. Je voudrais que l’on voit la scène autant que l’on peut voir le reste : il faut à ce moment-là un grand nombre d’écrans. Pour la technique et les styles graphiques employés, cela dépend donc des lieux


Est-ce que tu as une manière particulière d’appréhender l’architecture urbaine ? Est-ce que tu penses que la ville est par essence un spectacle ?

Je pense que c’est une scène potentielle comme tous les beaux endroits. On a tous un rapport affectif et émotionnel avec l’environnement. Quand on passe par un petit chemin de montagne et que l’on a devant soi un grand panorama, on est touché par la beauté du lieu. Quand on passe dans les bidonvilles aux faubourgs de certains pays, et même du nôtre, on a un rapport affectif et émotionnel de rejet, de tristesse, d’indignation. L’environnement n’est jamais neutre. A partir du moment où je suis touché par un environnement, j’ai le réflexe de vouloir en faire une scène de théâtre ou une scène de concert. Je veux trouver des endroits différents pour jouer et communiquer du son.


Est-ce que tu as le sentiment qu’après ce genre de concerts, les gens peuvent avoir une perception différente de leur environnement quotidien, que ce soit Fourvière ou Houston ? 

J’en suis convaincu. Depuis que j’ai fait le concert Place de la Concorde, je ne pourrai jamais repasser par cette place de la même manière. Pendant des années, je voyais les murs qui me regardaient : je me souvenais des yeux que l’on avait projetés sur la Concorde, c’est quelque chose qui m’est resté très longtemps.
C’est pareil pour Lyon, Houston et les Docks : tu révèles la ville à des gens. C’est différent pour des monuments connus. Par exemple, la Statue de la Liberté et la Tour Eiffel sont des endroits qui ont été tellement photographiés qu’ils ont déjà été saturés sur le plan affectif. Je suis intéressé par des endroits plus neutres. 


A quoi te servent les ordinateurs pendant les concerts ?

Les ordinateurs, je m’en sers de deux manières : sur scène pour remplacer les partitions qui s’envolent au vent. Quand tu es dehors, les ordinateurs sont plus lourds, et il faut vraiment une grosse bourrasque pour pouvoir perdre ces partitions, et cela évite ainsi aux gens de chercher ces partitions par terre dans le noir avec une lampe de poche! C’est une utilisation très pragmatique de l’ordinateur, mais qui marche très bien. On a eu des IBM la plupart du temps, on a eu des Ataris, mais on pourrait aussi avoir des Apple Macintosh.

Les ordinateurs nous servent aussi à programmer des effets, de la lumière. Pour la lumière, j’aimerai d’ailleurs arriver à une vraie synchro de tout le visuel par rapport à la musique, en MIDI, avec un code SMPTE, interpréter la lumière comme on interprète la musique et la mémoriser, avoir des faisceaux, des images, qui puissent vraiment être en osmose totale avec la musique, ce que personne n’a fait jusqu’à présent… Ce que je n’ai pas pu faire non plus pour des raisons de budget, car il faut alors fabriquer du matériel de lumière, du hardware.


Est-ce que aujourd’hui tu serais capable de faire un concert en salle ?

Tout à fait, oui. Pour moi, la création musicale a toujours été liée à une mise en scène de sons, de peinture d’espaces ou de paysages sonores. J’ai toujours pensé la musique de manière visuelle. Les sons sont des acteurs que je mets en scène. Donc c’est un peu normal qu’un jour ma musique soit liée à l’architecture, à l’environnement, aux techniques visuelles, mais pas sur le modèle des clips. Le clip, c’est l’illustration d’une musique. Là, il s’agit de trouver un contexte pour la musique que je fais. La musique est mise en scène visuellement, elle n’est pas illustrée. Pourquoi pas en salle ? C’est certainement quelque chose que je ferai un jour, disons que je n’ai pas fini ce que j’ai envie de faire dehors, avant de me mettre un toit sur la tête. 


Est-ce que tu utilises parfois le play back dans tes concerts ? 

Dans les conditions de transmission live à la TV, tu es dans les conditions du cinéma : tu es obligé de répéter une scène plusieurs fois, de la monter spécialement, et donc à certains moments, ce qui est important, c’est le résultat global et audiovisuel : avoir la meilleure qualité de son et d’image à ce moment-là. Donc le fait d’utiliser le play back ou des séquenceurs, ce qui revient au même en fait, ne me pose pas de problèmes particuliers.

En revanche, ce qui est important, c’est d’arriver, quand tu es sur scène, d’avoir ce qu’il faut en direct. Aujourd’hui, la plupart des concerts dans le monde sont en grande partie issus de séquenceurs ou de codes SMPTE, qui sont du play back MIDI, et cela n’enlève rien. II ne faut pas confondre le play back que l’on fait dans une émission de “variétés” et des séquenceurs MIDI ou un Fairlight; un Synclavier ou autres. Et si à certains moments il y a des effets sonores qui doivent être sur un multipiste synchronisé, il faut prendre la chose la plus parfaite et la plus efficace pour faire de la musique.

Quand Thomas Dolby se met avec quatre magnétos sur scène, appuie sur les magnétos synchronisés, déclenche ses boites à rythmes, joue de la guitare et chante en même temps, que ce soit un magnéto ou un synthé, aujourd’hui c’est pareil. Ce n’est plus un problème pour la plupart des artistes. D’ailleurs on peut jouer du séquenceur aussi pour la lumière, et cela a été ma grande frustration à Londres, car on était prêts pour cela, il y a eu le décalage, les problèmes climatiques, on a terminé pratiquement à faire les lumières à la prise de courant, cela a été du délire ! 


Qu’est ce qui se passe dans ta tête au moment où tu montes sur le podium devant 200.000 personnes ?

L’intérêt, dans ce genre de projet, c’est que ce moment-là, qui est pour n’importe quel artiste un moment clé, ne l’est pas pour moi, car c’est la continuation de trois mois de travail préparatoire. Jusqu’à la dernière minute, je suis en train de m’occuper de plein d’autres choses. Le fait de monter les dernières marches et d’aller sur scène, c’est la continuation d’un travail qui a commencé trois mois avant. Il n’y a pas de rupture. Il y a seulement le plaisir intense d’être arrivé au bout, et je m’en réjouis.

Sur scène, j’essaie de profiter vraiment du moment présent. Je n’ai pas de nervosité particulière, parce qu’il n’y a pas eu d’attente avant, il y a eu des problèmes à régler jusqu’au dernier moment, et même encore sur scène. À Londres, il y avait des trucs qui sautaient, cela faisait partie de tout ça. Pour moi les concerts sont des aventures technologiques ; c’est un peu du Jules Verne du synthé, style Vingt mille lieues sous les mers, comme tu le disais, dans le cas de Londres. Le concert est le bouquet final de l’aventure technologique et musicale. J’ai besoin de cela, car c’est une manière de connaître les pays, les gens, les cultures, d’une manière extraordinaire.

A partir du moment où tu vas dans un pays non comme touriste ou comme musicien de studio, mais dans un commando, tu viens avec tes machettes et ton sac-à-dos, sauf que dans le sac-à-dos, tu as des instruments de musique et au lieu de machettes ou de couteaux de survie, tu as de la lumière… C’est une aventure ultime, pour un risque et un résultat ultimes aussi. Tout peut se passer, y compris le fait que tu te plantes totalement. À Londres, on n’est pas passé loin de cela. Il a vraiment fallu s’accrocher. Il y avait plusieurs millions de Watts et c’était dangereux, même s’il y avait des fusibles et des sécurités, mais j’ai chopé souvent du courant sur scène !

Mais je l’ai fait parce si tu as 200.000 personnes en face de toi, qui se sont donné le mal de venir, de marcher dans la boue, de rester dans la pluie et le froid pendant quatre ou cinq heures, tu n’as pas le droit de dire: «Je suis désolé, je vais peut-être attraper une bronchite». Il faut que tu le fasses, il faut que tu y ailles. Quand on travaille en studio, devant des instruments très clean et dans le calme, je pense que c’est très bon d’aller se foutre les mains dans la m… . Cela redonne l’aspect physique et manuel de l’activité musicale. La musique, c’est aussi de se mettre les mains dans la boue. La sensualité de la musique passe par là.


Pourquoi n’es-tu pas associé aux célébrations du Bicentenaire?

Sur ce thème, lire : les concerts annulés

Depuis deux ans, je tire ce boulet, parce que cela m’intéressait énormément au départ. Depuis le début de mes concerts, j’essaie d’avoir une certaine éthique par rapport à ce que nous, français sommes capables de faire sur un plan musical et sur le plan d’un savoir-faire spécifique du spectacle. Je pensais que le bicentenaire était une occasion pour le montrer un peu plus que d’habitude. Parce que à ce moment-là l’attention du monde serait focalisée là-dessus. J’ai donc été désigné deux fois de suite officiellement par le Président du bicentenaire. J’ai posé un certain nombre de conditions qui ont été acceptées, par Michel Baroin et Edgar Faure, tous les deux sont morts coup sur coup… Ce fut très dur pour le bicentenaire. J’ai travaillé pendant un an et demi, sans budget de subvention et en totale confiance, et finalement l’Etat a changé d’avis en invitant les chefs d’état le 14, et en me proposant le 16 dans des conditions complètement différentes : ce n’était pas une question de date, pour moi, mais le fait que c’était complètement différent de ce que j’avais préparé. Et parallèlement à cela, j’avais un autre projet qui m’intéressait beaucoup, c’était le Projet des Minguettes. Pour moi, l’intérêt de la célébration du bicentenaire, ce n’est pas de faire du nombrilisme et de transformer le bicentenaire en grande kermesse tricolore, c’est essayer de mettre en application les acquis de la Révolution sur des problèmes contemporains et sur la société d’aujourd’hui, sur le plan artistique, mais aussi sur le plan social, etc.

Je voulais donc lier un projet de concert à un problème de société contemporain. Ce projet des Minguettes, je pensais le réaliser le 13 ou le 14 juillet. Une deuxième fois, pour des raisons de sécurité, cela a été annulé. J’ai dit aux gens du bicentenaire qu’il ne faudrait pas que cela devienne une habitude, car je n’ai jamais eu de problème de sécurité et dans des conditions encore plus difficiles que celles-là. Enfin je n’épiloguerai pas… Mes projets reposent moins sur une occasion et une célébration que sur une idée, un concept. Il y les facteurs techniques, politiques, artistiques.

Le gouvernement avait une certaine idée du bicentenaire, on en voit le résultat. Il a voulu mettre la priorité sur l’aspect politique des choses, et non sur la fête populaire. L’intérêt de cette célébration, c’était avant tout une fête pour les français, une célébration populaire. C’est ce qu’il fallait exporter. Il ne fallait pas que ce soit l’inverse. Je suis finalement assez heureux d’avoir une distance par rapport à ce qui se passe, mais j’en suis triste aussi, car il y avait une opportunité fantastique de donner de notre pays une image positive et différente.

Quand on voit le jardin des Tuileries complètement vide à 4 heures de l’après midi en plein mois de juin, des acteurs qui jouent devant deux chiens, c’est assez triste, c’est raté. J’ai mis énormément d’énergie dans la préparation des projets, cela n’a pu se faire pour des tas de raisons… Mon quatorze juillet à moi, c’est Concerts d’images, une célébration plus intériorisée, par anticonformisme. II ne faut pas non plus se voiler la face : il y a eu deux concerts interdits en France, le concert du 14 juillet, pour des raisons de sécurité, et le concert des Minguettes, qui devait avoir lieu le 13 juillet, aussi pour des raisons de sécurité.

Je n’ai pourtant jamais eu de problème ni en Chine ni à Houston ni à Lyon ni à Londres. Il y avait donc une volonté politique pour que les célébrations se passent d’une certaine manière. Quand on voit les constructions de la Place de la Concorde, c’est un peu les Jeux de Rome… 


Peux-tu nous parler du futur concert des Minguettes ?

Ce projet se situe dans un endroit qui est inconnu du reste du monde, mais connu en France. C’est un endroit dans les environs de Lyon, un peu comme la Courneuve ou Sarcelles, qui fait partie de ces cités d’urgence créées après la guerre, symbole d’un urbanisme complètement dépassé. Il y a eu une crise majeure en 1981, avec les révoltes dans ce quartier des Minguettes qui s’appelle “Démocratie”, en plus. Il y a eu des bagarres et des manifs, et la conclusion de ces violences, dues à des conditions de vie inacceptables, c’est que cela s’est terminé par l’évacuation des tours. Et depuis 1984 ou 1985, ces dix tours des Minguettes sont inhabitées. C’est un quartier mort. Il y a un grand projet d’urbanisme lancé par la Mairie de Venissieux et la communauté urbaine de Lyon pour transformer ce quartier, réussir l’essai, en faire quelque chose de positif, qui prenne en compte la réalité de la région, les ethnies qui y vivent, et en faire quelque chose de réussi. Il va donc y avoir une démolition partielle du quartier.

Ce qui m’intéresse, c’est de célébrer, non la démolition, mais la transformation d’un quartier et la mutation d’une société, positivement, en faisant coïncider le concert et l’implosion des immeubles. J’ai toujours été fasciné par les implosions d’immeubles, depuis que je suis gosse, c’est quelque chose que j’ai toujours trouvé extraordinaire, qui dégage à la fois une grande poésie et un côté spectaculaire que l’on peut mettre en scène de manière très positive. Là, je voudrais célébrer une rupture, une mutation.

Ce sera peut-être une des dernières choses que je ferai autour des villes, avant d’aller dans les champs ou ailleurs. Le Cardinal Decourtray a eu cette très belle phrase en parlant de ce projet : «Ce concert des Minguettes, ce serait faire échec à l’échec». Cela résume tout à fait ce que je pense. Aux dernières nouvelles, il semble que ce concert se réalisera plutôt en 1990.


L’événement de l’été 89, en ce qui te concerne, c’est donc une exposition au Forum des Halles. Quels sont tes objectifs ?

Pour moi, l’élaboration ou la composition musicale a toujours été liée à la mise en scène des sons, à une forme de peinture réalisée avec des couleurs sonores. C’est pour cela que j’ai été amené à visualiser ma musique, à essayer d’y intégrer des paramètres comme l’environnement, l’architecture ou les techniques visuelles. C’est ce qui m’a conduit à aborder le concert de manière différente de celle des tournées de rock ou des concerts traditionnels dans les salles.

J’ai voulu trouver une alliance entre la musique et un environnement spécifique. A travers l’objectif des photographes qui m’ont suivi et à travers les films auxquels j’ai collaboré, à travers les instruments que j’ai utilisés sur scène, les dessins et documents qui m’ont servi à la préparation de ces projets, j’ai souhaité montrer dans cette exposition la phase de conceptualisation et de préparation des concerts, l’autre versant de mes activités musicales. Cette exposition, centrée sur la phase préparatoire des concerts, offre en même temps un regard impressionniste sur ces événements. Il ne s’agit pas de raconter l’histoire de ce qui s’est passé, mais plutôt de donner des impressions et des éléments d’information. Ce sont principalement des éléments photographiques, puisque l’exposition a lieu dans le cadre de Paris Audiovisuel à l’Espace Photographique, au Forum des Halles. A côté de ces photos, il y a des documents vidéos, des rushes de films, intégrés dans l’exposition avec un parti pris esthétique : c’est une mise en scène de l’information dans un espace d’exposition.

Il y a aussi des dessins, des schémas de scène, des plans préparatoires, des informations plus descriptives données par un circuit minitel interne, et puis les instruments de musique que j’ai pu utiliser sur scène, comme la harpe laser, sur laquelle le public pourra jouer, en se rendant compte de la véritable interaction de la lumière sur le son, une exposition des prototypes d’instruments que j’ai essayé de concevoir avec l’équipe de LAG à Toulouse. Il y a deux aspects dans ce travail : la recherche sur ce que pourrait être une nouvelle interface entre le synthétiseur et le son, permettant une meilleure relation entre ce que l’on entend et ce que l’on voit ; une théâtralisation de la musique : faire sur les instruments le travail d’un metteur en scène qui veut raconter une histoire. Je veux développer avec les instruments de musique une relation affective et tactile, sensuelle et subjective, à une époque où les instruments sont objectifs, avec une dimension esthétique et émotionnelle réduite au minimum. 

Il ne s’agit pas de montrer l’envers du décor, mais une certaine réalité qui est la mienne et celle des gens qui travaillent avec moi. Jusqu’à présent, on n’a retenu des concerts que l’aspect médiatique et spectaculaire. Mais à chaque fois, ces aventures étaient hors format, avec des productions, des négociations, des demandes d’autorisations qui font partie de mon travail pour faire aboutit les projets. C’est une aventure poétique qui est celle des gens du voyage, de l’opéra ou du cinéma. Sur scène, on voit des gens du cinéma avec des gens de l’artifice, des gens du cirque avec des musiciens ethniques, des ingénieurs avec des musiciens classiques. Ce mélange-là est peut-être ce que je voudrais faire passer, l’aspect baroque du monde tel que je le perçois. 


Tu parles beaucoup de brouillon de vie, de disque, de concert… As-tu une vision prospective de ce que pourraient être, sous une forme définitive, ta vie et ta musique ?

Cette attitude me paraît presque naturelle dans un trajet artistique. Tu as deux manières de vivre ta carrière. Soit tu la gères comme Bernard Buffet, c’est-à-dire tu trouves un truc et tu fais cela toute ta vie, tu gardes bien ton style et tu fais une sorte de marketing artistique, soit tu tentes des choses, et à partir de ce moment, cela ne peut être que des approximations, peut-être plus précises que ce que d’autres considéreraient comme finies. Picasso disait : «Je ne cherche pas, je trouve». C’est exactement ce que je pense par rapport à la musique. Il y a des gens qui passeront leur vie à faire de la recherche, d’autres à essayer de trouver. Je fais plus partie de la seconde catégorie que de la première. Pour trouver, il faut prendre des risques et des coups, il faut faire des choses qui ne sont pas forcément finies à certains moments, c’est en travaux chez moi… Et j’espère que cela sera en travaux le plus longtemps possible… Le paradoxe, c’est qu’on dit que parvenir au produit fini, rendre la copie propre, c’est une question de moyens, de studio, d’instruments, tandis que toi, tu dis que aboutir au produit fini est indépendant des moyens.

Ce n’est pas parce qu’on te donne douze caméras et un studio que tu es Fellini ou Coppola. Cela me paraît dément d’essayer de justifier ce qu’on fait, dans un sens ou dans l’autre, par les moyens qu’on utilise.

Oxygène (1976)

Pour moi, une des choses que je pense assez abouties, c’est la face 1 d’Oxygène. Je l’ai faite dans un studio 8 pistes avec trois synthés. Un des disques les plus aboutis d’Eurythmics, pour moi, c’est Sweet Dreams, qu’ils ont fait dans les mêmes conditions. Quand ils ont eu un 48 pistes, ce ne fut pas forcément mieux.

Quand j’ai eu plus de moyens, ce ne fut pas forcément plus abouti, cela complique. C’est plus facile de faire un dessin avec un crayon qu’avec une palette graphique, qui présuppose d’avoir domestiqué un certain nombre de choses. Le problème des moyens aujourd’hui, à partir du moment où on en a un minimum, ne peut jamais être une excuse ou une justification, ni dans un sens ni dans l’autre. On a trop tendance aujourd’hui à justifier son travail par rapport aux moyens que l’on utilise. 


Certains de tes musiciens parlent de toi comme “le patron”. Tu es à la tête d’une usine? 

Un patron comme Meliès, Fellini ou Barnum. Pas comme un Spielberg ou un Lucas, car eux ils ont des moyens que moi je n’ai pas, paradoxalement. Même si j’arrive à les trouver, je les invente, car je ne les ai pas. Le concert de Londres a coûté très cher, et il va falloir que je vende des disques pendant un an ou un an et demi pour arriver à payer ce qui a été fait. C’est la démarche inverse de celle du show-biz, qui est d’être rentable. Ma démarche est plus proche de celle de Fellini qui, à chaque fois, doit inventer la production, son projet s’arrête trois fois, il va pleurer à la RAI pour arriver à boucler son budget. Je suis dans la même position. C’est plus une grosse production à la Cinecitta qu’à la Hollywood.

L’équipe qui travaille avec moi, c’est une tribu, un clan, aussi large que possible, c’est un commando plus qu’une armée. Cela veut dire un état d’esprit, pouvoir résoudre des problèmes musicaux, sociologiques, politiques, qui permettent de faire avancer le projet, comme le fait un metteur en scène.


Le temps que tu passes à faire cela, tu ne fais pas de la musique…

Si… C’est la question que l’on peut se poser à un certain moment, mais il y a un temps pour tout. Cet aspect des choses m’intéresse. C’est pareil pour Brian Eno, dont on a vu une installation vidéo à Paris. Tu peux aussi te dire que quand il passe six mois à mettre en place ce qu’il a fait, il ne fait pas de musique, mais il fait autre chose. J’ai aussi besoin de faire autre chose que de la musique. Rester toute la journée dans le studio, ce n’est pas non plus la meilleure solution. C’est aussi la frustration qu’engendrent d’autres activités qui te donne envie de faire des choses différentes, de t’apercevoir des choses que tu as envie de corriger, de prendre du recul. 


Au stade où tu es, est-ce que tu te sens une liberté de création totale ?

Il serait temps que les maisons de disques comprennent que la liberté de l’artiste est la seule manière pour lui de continuer à vivre. C’est-à-dire que c’est seulement en laissant un artiste libre de faire ce qu’il a envie de faire qu’il se plantera ou pas, mais que les maisons de disques et l’industrie continueront à exister.

Le problème aujourd’hui est que l’industrie du disque comme du cinéma est tellement liée à des phénomènes de marketing précis, TOP-50, et tout ce qu’on veut, qu’il y a des règles par rapport à un disque qu’il faut à peu près respecter. Je pense que cela n’et pas du tout gênant. Avant, tu avais des commandes, tu avais un éditeur qui commandait tel travail d’orchestre pour un théâtre. Il fallait que ce soit fait en trois mois, tu travaillais avec quatre-vingt musiciens, tu étais payé tant. La situation de Verdi ou celle des Rolling Stones est complètement différente sur le plan socio-culturel, mais finalement il y a autant de contraintes.

Les contraintes, il ne faut pas en avoir peur. Moi, j’ai l’impression de toujours recommencer, être toujours un débutant dans ce que je fais, de ne pas savoir où je vais. Je ne m’appuie pas du tout sur ce que j’ai fait. Je m’appuie plutôt sur ce que j’ai envie de faire.

Pour moi, la notion de célébrité est quelque chose de complètement abstrait. Bon, je le réalise d’une certaine manière, si ça peut m’aider, bien sûr que je m’en servirai, parce que c’est humain de se servir des atouts que l’on peut avoir. Mais je n’en tire aucune conclusion, finalement le fait d’être connu ou pas, cela dépend de tout un contexte et d’un ensemble de choses. Il n’y a pas de conclusions à en tirer ni de jugement de valeur. Ce n’est pas parce que tu es plus connu que quelqu’un d’autre que ce que tu fais est mieux, cela n’a rien à voir, mais cela ne veut pas forcément pas dire non plus que, sous prétexte que tu es connu, ce que tu fais est moins bien, cela marche dans les deux sens ! Il n’y a pas de relation de cause à effet. Tu peux être connu et faire de la m… , être inconnu et faire des choses très bien, simplement il y a des moments où tu es en phase avec les choses, et à ce moment là, il faut s’en servir. Tu t’aperçois que tu peux acquérir ton indépendance sur un plan, mais pas sur d’autres.

Globalement, tout s’équilibre, et aujourd’hui, je ne sais pas trop comment répondre à ta question. On n’est jamais complètement libre. Le vœu de tous les artistes d’être libres est irréel. La liberté totale n’est pas la meilleure chose. Je parle sur un plan musical, car bien entendu, sur le plan social, c’est un autre problème. Globalement, la liberté s’arrête où commence celle des autres. C’est valable sur le plan musical. Quand tu as un logiciel qui te permettra de tout faire dans l’absolu, ce sera beaucoup plus difficile que d’arriver à quelque chose de cohérent avec une flûte traversière ou une guitare. C’est beaucoup plus difficile de faire un portrait avec une souris et un ordinateur qu’avec un crayon…

C’est important de se donner des limites. Je me souviendrai toujours de ce que m’a dit Laurie Anderson devant son Synclavier. Je lui demande : «Tu sais t’en servir, de ton Synclavier?» Elle me répond : «Mon problème n’est pas là, j’utilise le Synclavier uniquement parce qu’il y a ça, ça et ça qui m’intéressent. Le reste, je ne veux pas lire le manuel, cela ne m’intéresse pas». Je pense que c’est l’attitude à avoir devant la technologie. La détourner, être complètement partial et subjectif par rapport à elle, ne s’en servir que par rapport à ses besoins et ne pas perdre de temps par rapport au reste. Le terme “workstation” en musique te donne l’impression d’être un chef de gare ! C’est dément ! Tu as l’impression d’être le contrôleur de Roissy ! Comment peut-on faire de la musique avec une workstation ? Quand tu vois ça, tu as envie de jouer de la mandoline. Tout est à inventer…

On a inventé un nouveau vocabulaire, une nouvelle lutherie, mais on fera toujours de la musique de la même manière. Un musicien du XVIe siècle, un musicien d’aujourd’hui, un musicien dans deux cent ans faisait, fait et fera de la musique, bien sûr avec des instruments différents, mais il n’y a pas de progrès en matière d’émotion et de sensibilité. La main n’a pas fait de progrès. On le voit avec des œuvres d’art d’il y a plusieurs siècles ; il a été formidablement prétentieux, depuis trente ans de penser que l’on pouvait faire progresser des choses qui sont au-delà de notre contrôle, car elles sont ce que nous sommes. Il y a un côté alchimiste, qui est drôle, mais qui n’est pas très convaincant quand on voit le résultat. Il faut, à travers la technologie, arriver à retrouver l’importance du geste, l’émotion qu’on provoque et celle qu’on reçoit, etc. 


Quel regard rétrospectif portes-tu sur ce que tu as fait jusqu’à présent?

Interviennent deux choses, tout à fait sincèrement. Il y a la chance, mais la chance, tu la provoques. Il y a aussi ce que tu es et ce que tu génères. Aller au G.R.M., c’était déjà un geste que beaucoup de musiciens n’ont pas fait, dans le rock ou ailleurs, et puis en sortir, c’était aussi autre chose. Et puis avoir toujours eu en tête une musique que j’avais envie de faire, et que cette musique-là soit celle que j’ai faite, ce n’est pas seulement de la chance, c’est aussi ce que tu es toi-même qui génère tout cela. Je n’ai pas de certitude, j’ai beaucoup de doutes par rapport à tout ce que je peux faire.

C’est très difficile d’arriver à avoir un jugement de valeur par rapport à mon travail. D’autant plus quand tu es à la lumière des médias, quand tu es quelqu’un que les gens regardent. Finalement, il y a toujours un décalage entre ce que tu es et ce que les gens imaginent de toi. Et je pense que c’est une très bonne protection.

Je pense qu’il faut toujours garder ce paradoxe : on pense qu’aujourd’hui avec les médias les artistes sont mieux compris. Je pense que c’est faux. Ils sont toujours aussi mal compris, sauf qu’on parle plus d’eux. Je sais qu’il y a une certaine cohérence quelque part dans ce que j’ai envie de faire. Je ne sais pas où elle est. Il y a une certaine cohérence dans le fait de ne pas suivre des formats, et parce qu’il y a des choses que j’ai envie de dire ou de faire différemment. Mais à certains moments, je retrouve des gens ou des créateurs dont je me sens extrêmement proches dans d’autres domaines, Stanley Kubrick ou Enki Bilal, ou l’auteur de Blade Runner, Brian Eno, Peter Gabriel ou Laurie Anderson, dans des secteurs différents, mais avec des points de convergence.

Par rapport à toute la production actuelle, j’ai beaucoup de mal à me situer, car cela n’a rien à voir. C’est un paradoxe, car en même temps j’ai une carrière internationale d’artiste discographique. Cela m’a aussi conduit à trouver une maison de disques qui n’était pas tout à fait comme les autres. Quelqu’un comme Francis Dreyfus n’a pas une maison de disques comme les autres. Je pourrai dire que j’ai eu de la chance de le trouver, mais que j’ai fait aussi le geste d’aller trouver cette maison de disque plutôt qu’une autre. Donc cela marche dans les deux sens, en fait.

Je crois qu’il serait malhonnête de dire que c’est uniquement de la chance comme il serait malhonnête de dire que cela ne joue pas. Le fait qu’Oxygène ait marché à ce moment-là, je ne pense pas que cela soit forcément de la chance. Il y a aussi le fait que des artistes sentent à un certain moment des choses que beaucoup de gens sentent aussi, et les concrétisent, alors que d’autres ne le peuvent pas, pour des raisons psychologiques, etc. 


Dreyfus ne t’a donc pas dit : « C’est pas mal, mais ce serait mieux avec des paroles ? »

II me l’a dit même encore plus que d’autres, car j’ai commencé à travailler avec lui en faisant des textes pour Christophe, donc, à ce niveau-là, il était encore pire que les autres ! Mais j’ai passé un marché avec lui en lui disant : «je vais faire les paroles dans un premier temps et je ferai la musique dans un deuxième temps». Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que je ne mettrai pas les paroles sur la musique en question, voilà (rires). 

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