Interview de JMJ à Crystal Lake (2 sur 3) 1989

Interview de JMJ à Crystal Lake (1989) (2/3)

Deuxième partie de l'interview de Jean-Michel Jarre réalisée par l'association Crystal Lake (qui édite Synthesis, fanzine sur les musiques électroniques édité en 1982) à l'été 1989. Propos recueillis par Séji et Alain Mangenot (Keyboards Magazine). Merci à François Grapard pour le partage. 
Partie 1 / Partie 3

L’IRIS est un nouveau centre de production et de recherche dans le domaine des instruments, un bastion européen ?

Monsieur Bontempi est le seul industriel européen à pouvoir lutter contre les Japonais. Il a compris qu’il pourrait exister à partir du moment où il aurait une attitude européenne. Les anglais ne se considèrent pas comme des Européens, à tort ou à raison, peu importe, on a donc réuni des Européens continentaux, des italiens, des allemands, des français, des gens qui ont porté et qui portent en eux tout le patrimoine musical européen. Ce patrimoine n’est en Angleterre que depuis les années 60, et en dehors de Britten et Haendel, qui est un anglais d’adoption, il n’y en a pas beaucoup d’autres.
Le patrimoine européen, sur le plan musical, est sur le continent. Bontempi est une société qui a développé des instruments commerciaux, des instruments de masse pour les enfants, et maintenant ils ont envie de produire une Formule 1, ce qui est très bien pour la recherche. Mais il y a aussi une autre démarche, une réflexion sur ce que doit être la lutherie électronique dans la prochaine décennie. On a fait un gros effort sur le plan des logiciels, des “machines” à composer de la musique. Déjà je me méfie beaucoup de ce terme : tant qu’on n’aura pas banni le mot “machine” du monde musical, on ne parviendra pas à créer d’instruments de musique avec lesquels on pourra avoir le vrai rapport affectif d’un musicien avec son instrument. Il faut retrouver la place de la main sur l’instrument.

On a eu trop tendance à considérer que les musiciens depuis trente ans n’étaient que des intellectuels et que la musique était de plus en plus assimilable à une science. Notre responsabilité pour les années à venir est d’oublier cela, en ayant même une attitude extrême. C’est pour cela que j’apprécie et que j’admire beaucoup la démarche de quelqu’un comme Brian Eno, qui détourne et utilise la technologie d’une manière émotionnelle. C’est ce que j’essaie de faire dans mon trajet, c’est aussi une des raisons pour lesquelles je me suis éloigné du Groupe de Recherches Musicales et d’une certaine attitude de la musique contemporaine ces dernières années, très élitiste et abstraite.

La musique ne se fait pas seulement avec la tête, elle se fait aussi avec les sensations, avec l’émotion et avec les mains. On a dix doigts, on a deux oreilles, et cela on n’y changera rien, sauf quand on arrivera à maîtriser la biogénétique et à fabriquer des êtres avec dix mains et quatorze oreilles : à ce moment là, on pourra se permettre d’avoir des systèmes musicaux différents. Il y a des problèmes ergonomiques qui se posent. Il y a aussi le rapport affectif avec les instruments, ceux avec lesquels on joue, ceux avec lesquels on compose.

Un peintre a besoin de sentir la peinture, de toucher avec une brosse ou un couteau, il a besoin de la sensation de la toile, du bois, du métal, du plomb fondu, … Les musiciens ont besoin de sentir le son d’une manière tactile et tangible. Aujourd’hui, avec un clavier numérique et une souris, on ne peut pas provoquer ces résonances affectives. On a les logiciels, on sait que l’on peut élaborer les structures musicales les plus savantes, maintenant il faut qu’on arrive à trouver l’interface qui puisse donner la poésie, une dimension émotionnelle aux gestes de la création et de la composition musicales. 


Tu voudrais retrouver la gestuelle du violoniste sur son instrument ? Faire du corps la caisse de résonance de l’instrument électronique ?

Complètement. Aujourd’hui, personne n’ose faire le pas, c’est plus simple de prendre une interface connue, qui fait partie de notre culture et de notre éducation, le clavier. Finalement, on lui colle des prothèses à ce pauvre clavier, depuis 20 ans. On lui met des vélocités, les noires peuvent servir à sélectionner des programmes… Tout cela procède plus du Concours Lépine et de la jambe de bois que l’on colle à un instrument existant. Il faudrait sauter le pas, prendre le risque de fabriquer de véritables interfaces adaptés aux sons que l’on a envie de créer.

Mais c’est vrai que la vie est limitée, et quand on a envie de faire de la musique, on a envie de le faire tout de suite. Il faudrait des années pour étudier un instrument d’une manière complètement différente, comme on a passé des années les uns et les autres à travailler sur une guitare, un piano, un violon, etc. C’est un problème qu’il faut prendre à la base, peut-être pas pour nous, mais pour les générations futures, et les trente ou cinquante années à venir, tout reprendre à la base au niveau de l’éducation, faire en sorte que les enfants approchent la musique d’une manière fondamentalement différente. Qu’à côté des instruments traditionnels il y en ait de nouveaux, qui pourraient être des œufs, des cubes, des poupées gonflables, tout ce qu’on veut… 


On commence à prendre en compte une nouvelle dimension des instruments, leur image visuelle. 

Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui on peut faire des images presque comme on fait de la musique, puisque de plus en plus les studios de vidéos ressemblent à des studios de son et vice versa, qu’il faut nécessairement croire que la musique est indissociable de l’image. Cela voudrait dire que l’on a les yeux dans les oreilles. Cette attitude-là me fait penser à un tableau de Magritte, à des monstres. Les yeux et les oreilles sont reliés au cerveau, mais sont quand même des organes différents.

Je ne vois pas pourquoi il faudrait que d’un seul coup les statues de Rodin se mettent à chanter du “bel canto” et que la musique ait forcément un support visuel. L’aspect visuel m’intéresse sur un certain plan. Brian Eno s’y intéresse d’une autre manière, car il a une formation de peintre. Il y a beaucoup de gens qui font des clips, car la télévision est le médium principal de notre époque.

Ce n’est pas pour cela que la seule voie de la musique est de se fondre dans une sorte de discipline audiovisuelle qui serait un carrefour entre l’image et le son, et que cela gomme le cinéma, la peinture, la sculpture et la musique en tant que telle. La fusion de l’image et de la musique donnera naissance à des formes artistiques nouvelles, comme il y a eu le cinéma. Le cinéma n’empêche pas la peinture, la sculpture et le théâtre d’exister.


Tu es intéressé par la conception de nouveaux instruments ? 

Ce domaine m’intéresse d’abord égoïstement, car ces instruments me manquent, et il y a deux aspects : le fait de pouvoir faciliter l’interprétation et le jeu en utilisant des techniques modernes ; et la théâtralisation de la musique. De tout temps la musique a été théâtralisée : quand les hommes des tribus pygmées ou africaines en général vont faire de la musique, ils s’habillent d’une certaine manière, avec des peintures qui ont une certaine signification, et des instruments avec un look particulier.

Projet d’affiche du film Brazil de Terry Gilliam (1985)

Aujourd’hui le look de la musique est passé au second plan. Les musiciens de toutes les époques ont été influencés par les arts plastiques et visuels de leur temps. Cela pouvait être la peinture, la littérature, la sculpture, aujourd’hui c’est évidemment le cinéma. Il y a eu des recherches dans le cinéma sur le plan du design et du traitement des objets et de l’environnement qui m’ont beaucoup influencé, à commencer par 2001, en passant par Blade Runner, Brazil. Brazil et Blade Runner sont post-science fiction.

Pour moi, d’ailleurs, la science fiction aujourd’hui est rétro. Arthur C. Clarke est devenu un classique. Il hurlerait certainement s’il m’entendait. Ce n’est pas un auteur du futur, c’est un auteur du patrimoine, tout simplement parce que la vision de 2001, je l’ai connue à la NASA, quand j’étais au concert de Houston. Dans les navettes spatiales, les interrupteurs que tu vois datent des années 50. Blade Runner et Brazil offrent des univers moites et correspondent à ma propre vision du futur, une sorte de bric-à-brac technologigue, avec du vieux et du neuf, avec de vieux EMS rouillés et des machines digitales, des platines R-Dat à côté. Les instruments que j’avais envie d’avoir sur scène à Londres témoignaient de cela. Je n’avais pas envie d’avoir des instruments neufs, mais je voulais des instruments ayant l’air d’être déjà usés, qui pourraient être comme des vestiges du futur, déjà vieux, des objets archéologiques.

J’aimerai développer des instruments qui soient une vision de ce que l’on pourrait trouver dans deux cent ans au fond d’une grotte : on retrouverait un vieux synthé… C’est là une démarche personnelle, esthétique et visuelle, pour la scène. C’était le look général de la “cuisine-évier” que j’ai sur scène ou du “buffet” dont tu parles, et aussi des instruments portables que j’ai vraiment envie de développer et notamment avec une société comme LAG. Par exemple, quand on a commencé à parler du clavier que l’on a baptisé “l’insecte“, on s’est dit qu’il fallait que ce soit un véritable instrument avec time-code, avec Midi, tout ce que l’on peut avoir de plus sophistiqué et actuel, mais en même temps dans un boîtier vieux, un peu pourri, comme arraché à un vieux vaisseau spatial qui aurait déjà beaucoup tourné… L’instrument d’un Eric Clapton du synthé qui aurait 120 ans, un peu bousillé, un peu détruit et rongé par la pollution. C’est une démarche esthétique très subjective.

L’autre aspect des choses, c’est une vraie recherche sur ce que devraient être des interfaces. Il y a très longtemps que je voulais développer des claviers piano circulaires, portables ou non. Pour moi, le vrai clavier portable est celui que l’on a développé avec LAG : c’est un clavier en quart de cercle, qui suit l’ergonomie du coude. C’est une aberration totale d’avoir un instrument portable avec un clavier droit. On se tord le poignet… Le clavier en quart de cercle suit l’axe du coude. On joue beaucoup plus facilement. On a fait beaucoup de recherches sur la taille idéale des touches, qui sont toutes en biseau : il fallait donc trouver quelque chose qui, dans la partie du milieu, soit équivalent à la touche d’un piano. Ce clavier me convient. Pour le moment, c’est un prototype, mais je voudrais vraiment essayer de le sortir et de le diffuser.

Pour moi le clavier n’est pas du tout la panacée pour certains sons de synthé, qui ne sont pas nécessairement liés au système tempéré, mais il peut y avoir aussi les glissandos, etc. Pour moi, il y a un vrai manque, c’est le Ribbon controler de Moog, qui permet de glisser sur trois octaves. J’ai vraiment besoin de cela, pour certaines de mes idées musicales. Mais je n’en trouve pas, cela n’existe pas. Ce que tu trouves, c’est les malheureux sept demi tons du MIDI. C’est encore le Moyen âge. Je voudrais faire en sorte que ces instruments soient à la portée de tous, même pour l’enseignement et l’éducation, qu’on arrive à trouver une vraie lutherie électronique.


Est-ce que tu envisagerais de travailler avec des designers, comme Moebius (Jean Guiraud) ou Enki Bilal ?

Pour le projet non abouti que j’ai eu à Tokyo, j’ai travaillé avec Enki Bilal. On voulait faire un androïde pour la scène, un batteur-Midi, qui jouerait avec Jo Hammer, et développer petit à petit une famille d’androïdes qui envahiraient les musiciens. Il ne s’agit évidemment pas de remplacer des musiciens par des robots, mais cela peut être intéressant, sur le plan d’une certaine esthétique, d’un certain univers que j’ai envie de développer visuellement. Il se trouve que Bilal travaillait sur son film et qu’on n’a pas pu continuer à travailler sur les instruments. Les instruments conçus avec LAG sont influencés par le monde de Bilal, de Blade Runner, par cet univers bioélectronique.

La scène à Londres est déjà un premier pas dans cette direction, mélanger des claviers avec des derviches tourneurs, la harpe laser avec des choeurs et des violons. Je voulais une ambiance moite à Londres. Je n’avais pas demandée qu’elle soit aussi humide… Ce n’était plus Blade Runner, mais Vingt mille lieues sous les mers ! C’est ça ! Je voulais qu’il y ait un peu de rouille sur les instruments, je ne voulais pas forcément que les musiciens et moi-même rouillions en direct à la TV, c’est un peu ce qui a failli se passer ! Ce qui m’intéresse, c’est le côté pas clean. Pour moi l’esthétique actuelle des synthés et des ordinateurs est complètement dépassée. Depuis 20 ou 30 ans, il n’y a pas eu de recherche du tout sur le design des instruments.


Avec ces nouvelles lutheries, est-ce que tu as déjà l’intuition de ce que pourraient être la palette des sons électroniques du futur ?

A mon avis, il y a la vraie synthèse additive, qui existe déjà avec des instruments comme le Technos. Il faudrait imaginer un instrument qui permette d’arriver facilement à un résultat musical, sans passer par un travail plus technique : jouer en temps réel, corriger plusieurs paramètres l’un par rapport à l’autre, comme sur une face de Moog ou d’ARP par exemple, où l’on va régler le release par rapport à l’ouverture du filtre, bouger l’un par rapport à l’autre, mais en même temps bouger la hauteur ou le pitch, puis bouger le Ring modulator et revenir au filtre pour rallonger la résonance et faire ce va-et-vient, comme un peintre sur une toile : je rajoute du vert, mais je remet du marron en même temps, ma palette me permet de faire cela.

Aujourd’hui, le musicien est comme un peintre qui aurait simplement à sa disposition une couleur à chaque fois, mais toutes les couleurs du monde, et qui pourrait faire sa couleur en pensant à toutes les couleurs qu’il mettra après, mais sans les avoir déjà. Je pense que cela, c’est capital.

Pour ce qui est des rythmiques, j’ai toujours pensé qu’il serait intéressant de faire un séquenceur avec des LFO. C’est un projet que l’on avait avec Michel Geiss. Faire un séquenceur mémorisable, dans lequel on puisse avoir des LFO qui puissent se déclencher toujours de la même manière, en revenant à zéro, et par un jeu de LFOs synchronisables ou pas, arriver à-composer des séquences d’une autre manière. Le Matrisequenceur de Michel Geiss, lui, travaille en temps réel sur des événements qui passent de l’un à l’autre, qu’on peut régler en hauteur et en vitesse, mais ce n’est pas avec des LFOs agissant sur les VCAs et les VCFs. Il serait intéressant d’utiliser cette interaction des LFOs sur les VCAs et les VCFs, de pouvoir jouer l’ouverture de filtre comme on joue les hauteurs, et de le faire en temps réel. On jouerait ainsi sur les attaques des séquences, ces attaques ne seraient pas toujours régulières. 


Est-ce tu es avant tout un synthésiste ? Un chercheur de sons ? Un compositeur ? 

Tout cela fait partie du travail du musicien et je me considère comme un musicien. Je ne peux pas privilégier le fait de chercher une idée musicale, ou de travailler des sons, ou de mixer, ou même de visualiser la musique. Tout cela fait partie de mon activité de musicien, comme de travailler six mois sur un spectacle. Je pars toujours de la musique.


Il y a sans doute des points communs entre tes choix esthétiques et tes choix musicaux ? Le refus du standardisé, du clean, le désir de revenir à l’artisanal… 

Un musicien sera avant tout toujours un artisan : il doit donc travailler avec des objets d’artisanat et non avec des objets industriels. Les Japonais l’ont compris : l’avenir de la consommation est dans l’artisanat. C’est pour ça qu’aujourd’hui, quand tu achètes une Toyota ou une Honda à Tokyo, si ton voisin veut acheter la même un mois après, il ne pourra pas car elle sera légèrement différente, elle sera personnalisée différemment. C’est la raison pour laquelle les couturiers japonais, les Yamamoto et autres, vont faire des pantalons et des chemises à quelques exemplaires. Ta chemise, ils vont en faire dix. Puis après, ils vont en faire dix autres différentes. Si tu veux, ta chemise sera indémodable, puisque personne n’a la même.

Tu peux te créer ta propre personnalité avec tes vêtements, tes instruments, ta voiture, ton environnement, parce que cela dépendait du choix que tu as fait en allant acheter tel vase, tel poste de télévision, telle chemise, telle brosse à dent, telle lampe de chevet, et pourtant, c’est de la production de masse.

En Europe, on considère toujours les Japonais comme de gentils copieurs, assez doués, qui sont très forts en électronique et qui travaillent beaucoup et qui n’ont pas une vie marrante. Ils ont une vie qui est beaucoup moins austère qu’on ne le pense et ils ont compris que pour réussir économiquement, ils doivent retrouver le sens du subjectif. Par exemple au Japon, tu veux acheter un walkman, tu te dis: «Tiens, il est vachement bien ce truc là, je le prends.» Tu reviens la semaine d’après, ce n’est plus le même modèle, il a bougé un peu. Donc, ton walkman, c’est le tien.

Pour les musiciens, c’est la même chose. En Europe, on a un train de retard. La mode française, par exemple : on va créer le look de l’année 89, et on va dire : c’est du rouge et du noir, les robes seront au-dessus du genou, etc. On essaie de trouver pour des raisons de marketing l’uniformité la plus grande dans un style, en se disant qu’économiquement c’est plus rentable. Les japonais pensaient cela il y a vingt ans, maintenant, ils font des choses adaptées aux individus et ne se répètent jamais. C’est vrai dans les motos, c’est vrai dans l’architecture, le design, etc. Dans les dix ou quinze ans à venir, on va voir éclore une génération de vrais créateurs sur le plan de la musique, du cinéma : les sociétés qui ont eu le pouvoir économique ont toujours engendré le pouvoir culturel.

Aujourd’hui, c’est du Japon que nous devons attendre un certain nombre de progrès sur le plan culturel. Mais comme l’histoire ne se répète jamais complètement, cela veut dire que cela ne se passera pas comme cela. L’Europe a donc quand même un rôle à jouer. 


Comment peut-on diffuser commercialement ces créations artisanales?

Les créateurs, dans le design et les systèmes électroniques, doivent collaborer avec des entreprises du type Bontempi. Il faut être capable de fabriquer soi-même ses propres composants. C’est la seule manière d’être indépendants. Il faut avoir une force de frappe suffisante sur le plan économique pour fabriquer ses propres composants comme les Japonais l’ont fait ou comme Silicon Valley. Bontempi est pour moi LA société en Europe qui est capable d’avoir cette indépendance sur le plan de la recherche. Tant que des créateurs comme Fernandez, ou celui qui a fabriqué le Synthex en Italie, les gens de Fairlight, de Simmons, etc., n’auront pas derrière eux des boîtes très importantes, mais qui auront compris qu’il faut respecter les règles du jeu de l’artisanat, car c’est la seule manière d’être vraiment puissants économiquement, ils n’y arriveront pas.

Les Japonais se disent aujourd’hui : on va faire un nombre d’instruments importants, pour qu’ils soient rentabilisés, tout en étant personnalisés. On va faire appel à des tas de sous-marques et de créateurs, et de leur laisser l’identité. Qu’ils vendent 150 Polykobol, et puis 150 autres instruments… Car une fois que tout sera saturé, que le monde entier sera recouvert de DX7 ou de D50, and so what ? On aura envie d’instruments plus spécifiques. C’est vrai que les petites sociétés aujourd’hui n’ont aucune chance si elles sont toutes seules, mais les grandes sociétés n’ont aucune chance non plus. Le rôle que je peux avoir avec d’autres artistes pouvant utiliser leur nom et leur impact sur un plan populaire ou médiatique, c’est aider à ce que cette jonction se fasse, apporter des idées et une impulsion. 


Quel est l’aboutissement de ta propre recherche sur les rapports entre la musique et l’image ?

Je crois que les musiciens ont été des “frustrés de l’image” comme les écrivains, de même que les peintres sont des frustrés du son. On a tous envie d’aller voir chez le voisin ce qui se passe. L’Opéra a utilisé la musique comme épine dorsale d’un genre, a mis en scène la musique avec toute la technologie de l’époque, les machineries mécaniques, en utilisant des tapissiers, des peintres, des ébénistes, etc. Aujourd’hui, ma démarche est analogue — je ne fais pas de jugement de valeur : c’est utiliser les techniques de mon époque au service de la musique que je fais.

La technique de mon époque, ce n’est pas seulement celle qui a été inventée aujourd’hui, c’est le mélange de ce qui a été trouvé dans le passé avec ce qui existe actuellement. Rien ne s’efface, tout s’ajoute. Mélanger la vidéo avec le feu d’artifice me paraît totalement cohérent, c’est aussi le moyen d’échapper à un format et à la routine de ces tournées qui sont faites uniquement pour gagner du blé, de grandes machines de marketing industriel où finalement il n’y a plus de risque, plus rien, quelque soit le talent des gens qui sont dans ce créneau là. J’avais envie de faire autre chose. 


Est-ce que la musique a vraiment besoin d’un support visuel ? N’est-ce pas une limitation de l’imagination ?

Stanley Kubrick (New York 1928 ✝ Manoir de Childwickbury 1999)

Je n’ai absolument pas besoin d’un support visuel pour faciliter la transmission de ma musique ou pour aider à communiquer des émotions, des idées, etc. Sans porter de jugement, le travail de la visualisation de la musique, c’est un peu l’utilisation de la Neuvième de Beethoven par Stanley Kubrick dans Orange Mécanique ou des œuvres de Ligetti dans 2001. Beethoven n’avait aucune idée du fait que l’on utiliserait un jour sa musique pour faire autre chose. Pour moi, ma musique n’a pas besoin d’images pour être comprise pleinement.

Mais il y a un autre moyen d’expression, qui est de lier cette musique à un support visuel : c’est ce travail qui m’intéresse en concert. D’autres personnes ont pu utiliser ma musique pour des ballets. J’ai même vu un court métrage à la télé anglaise sur le karaté : ils avaient utilisé Révolution Industrielle en entier. Mais je ne pense pas que ma musique ait besoin du karaté ! 


Lorsque tu composes, est-ce que tu as des images en tête ?

Paradoxalement, pas tellement. Il y a beaucoup de gens qui disent composer en ayant des images assez précises. Moi j’ai plutôt des images abstraites. J’ai dans ma tête des images relevant plus de la peinture abstraite que de la peinture figurative. Si je faisais un rapprochement avec la peinture, ce serait des paysages à la Yves Tanguy plus qu’à la Delacroix. 


Cette alliance du visuel et de la musique ne va-t-elle pas te conduire vers les images de synthèse, la vidéo expérimentale, etc?

Oui et non. J’ai un projet avec le Musée d’Art moderne : trouver une véritable alliance entre les sons et des images non figuratives. Je suis très intéressé par le principe de l’image de synthèse, mais je suis toujours déçu par le résultat. L’univers des images de synthèse est un peu trop clean et ne correspond pas à ma sensibilité pour l’instant. C’est plutôt le mélange qui m’intéresserait. Par exemple, le travail de certains vidéastes qui détournent l’image vidéo m’intéresse plus que l’image de synthèse. Pour moi, l’image de synthèse actuellement, c’est un peu le générique des émissions sportives à la TV américaine… 

Article lu 71 fois