Interview discographique (partie 4/4) de Jean-Michel Jarre par Elf

Elf-interviewe-Jarre-2018

Quatrième et dernière partie de l’interview datée de 2018 en 4 parties du blogueur scandinave Elf et dont Aerozone vous propose la traduction.
Lire la 1ère partie, la 2ème partie et la 3ème partie.

Accès: Téo & Téa | Electronica 1 & 2 | Oxygène 3  | Equinoxe infinity

Rejoignez-nous, Jean-Michel Jarre et moi, alors que nous abordons la dernière partie de notre discographie intégrale des albums studio, tout en discutant dans son appartement parisien. Dans cette partie, nous parlons de son point faible artistique, suivi d’un retour créatif acclamé par la critique. Une conversation fascinante avec un véritable innovateur, qui vient de sortir un nouvel album intitulé Equinoxe Infinity.

Téo & Téa (2007)

Téo & Téa

En 2007, Jarre a finalement publié son album studio suivant, à savoir Téo & Téa. Jamais auparavant un album n’avait autant divisé la base de ses fans que ce disque, certains la haïssent même avec passion. Je décide de foncer et de dire à Jarre que je n’aime tout simplement pas cet album.

JMJ : Moi non plus ! S’il y a un de mes albums à éviter, c’est bien celui-là. C’est exactement la période dont je te parlais tout à l’heure. Ce fut une période très sombre pour moi. Personnellement, j’étais absolument à sec. Quand je venais au studio, je n’arrivais à rien. Et puis j’ai commencé à faire cet album idiot, orienté dancefloor, et ça n’a tout simplement pas fonctionné. Cet album est la preuve que tu ne dois pas essayer de faire quelque chose qui n’est pas fidèle à qui tu es. Quand j’ai travaillé sur le projet Electronica et que j’étais en studio avec Robert Del Naja de Massive Attack, j’ai dit que mon rêve serait de faire un album qui ressemblerait à Massive Attack, mais je sais que je ne peux pas. Et Robert m’a dit qu’il aimerait faire un album qui sonnait comme moi, mais que tu ne peux pas t’échapper de qui tu es. Et Téo & Téa en en est la preuve ultime.

Elf : J’aime bien Vintage sur cet album, cependant. C’est un bon morceau.

JMJ : C’est lequel Vintage ?

[NDLR : Jarre ne s’en souvient tout simplement pas. Son manager, Fiona Commins, vient à sa rescousse pour expliquer de quel morceau on parle.]

Fiona : Dis-lui comment ce titre s’est retrouvé là

[NDLR : Jarre n’arrive toujours pas à se souvenir. Alors Fiona explique :]

Fiona : Je suis venu en studio pour écouter l’album. J’étais enceinte, j’ai écouté la musique et j’ai dit que le seul morceau que j’aimais était celui-là. Et Jean-Michel était certain que c’était mes hormones de grossesse qui parlaient.

JMJ : Ahhh, oui ! Maintenant, je me souviens. Tu vois à quel point je n’aime pas l’album ? Ca me bloque.

Elf : Vous avez même joué ce morceau lors du mariage princier à Monaco.

JMJ : C’est vrai. Et une fois de plus, la version live est meilleure que la version studio.

Electronica 1 (2015)
Electronica 2 (2016)

Electronica 1 & Electronica 2 :

Après Téo & Téa , Jarre est resté silencieux pendant huit ans. Il a ensuite publié deux volumes de son projet Electronica en six mois. Le premier en novembre 2015 et le second en mai 2016. Il a passé quatre ans à voyager en Europe et aux États-Unis pour composer des morceaux avec Pet Shop Boys, Moby, Vince Clarke (Depeche Mode et Erasure), Massive Attack, Pete Townshend (The Who), Laurie Anderson, M83, Yello, The Orb, Cyndi Lauper, Tangerine Dream, le réalisateur et compositeur John Carpenter et de nombreux autres artistes de la scène électronique.
L’un des invités les plus originaux d’ Electronica 2 fut Edward Snowden. Avec l’aide des journalistes de The Guardian, Jarre lui a rendu visite à Moscou pour enregistrer son discours. Dans le texte, Snowden dit que si vous n’êtes pas prêt à défendre vos droits sur la vie privée, qui d’autre le fera ?

Elf : C’est inhabituel pour vous d’être aussi engagé politiquement ?

JMJ : Crois-tu vraiment que je suis politique ? Je ne pense pas. Souviens-toi que la musique peut avoir deux facettes. Tu as la musique qui consiste simplement à s’amuser, danser et faire la fête. Et puis tu as le genre de musique qui veut dire quelque chose sur la période où nous vivons, une musique qui veut transmettre un message. Bob Dylan, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature, en est un parfait exemple. Mais je n’aime pas les artistes qui utilisent la scène comme une tribune politique.

Oxygène 3 (2016)

Oxygène 3

Comme si cela ne suffisait pas, Oxygène 3 est sorti en novembre 2016. Jarre insiste sur le fait qu’il n’a pas écouté les deux albums précédents lors de la composition du troisième.

JMJ : Non, l’idée était de travailler selon les mêmes principes. Sculpter des sons et des mélodies hors des fréquences et de l’enjouement. En travaillant sur Electronica, j’ai composé un morceau qui, à mon avis, ne convenait pas à ce projet en particulier, donc je l’ai mis de côté. En fait, lorsque j’ai joué ce morceau, je me suis senti comme lors de la conception du premier Oxygène (1976). C’est ainsi que quand la demande de la maison de disques est arrivée, je m’en suis souvenu. J’ai alors décidé de faire l’album entier de cette manière. Jouer avec des fréquences, des sons et des sections, et le faire seul, dans mon home studio, en seulement six semaines, comme je l’ai fait en 1976. J’ai commencé en juillet et j’ai terminé en septembre. Je n’ai eu qu’une petite pause en août au cours de laquelle j’étais bloqué et j’ai songé à ne plus être musicien et à devenir peintre.

[NDLR : Mais il l’a terminé et il est à ce jour satisfait de ce qu’il considère comme le dernier épisode de la trilogie Oxygène.]

Equinoxe infinity (2018)

Equinoxe infinity

Mais Jarre n’en avait pas fini avec les suites. En effet, il est maintenant revenu à l’album qu’il a fait après l’original d’Oxygène, à savoir Equinoxe. Le nouvel album s’appelle Equinoxe Infinity et sa date de sortie était le 16 novembre 2018.
Mais alors qu’Oxygène était une continuation musicale, le principe du nouvel Equinoxe était le visuel de la pochette et l’intelligence artificielle.

JMJ : Pour la première fois de ma carrière, j’ai commencé par le côté visuel du disque, à savoir la pochette. La pochette de l’Equinoxe original est ma pochette préférée de toute l’époque du vinyle. Ce que Michel Granger, l’artiste, a fait là est vraiment extraordinaire. Toutes ces personnages avec des jumelles que vous regardent. Et je me demandais : qui sont ces créatures, ces “watchers” [NDLR: “observateurs”].

[NDLR : Jarre a alors eu l’idée de créer une bande son à partir du côté visuel au lieu de l’inverse.]

JMJ : J’avais cette idée depuis un moment et je pensais que c’était avec Equinoxe que je devais le faire. Avant d’entrer en studio, j’ai trouvé sur Instagram un jeune artiste tchèque très talentueux appelé Filip Hodas. Il est spécialisé dans la création de graphismes 3D. Il a créé ces visualisations de Pac-Man et d’autres personnages de jeux vidéo et les a placés dans des contextes où ils ont l’air à moitié pourris et à moitié détruits.

[NDLR : Jarre l’a approché et lui a dit qu’il avait eu l’idée d’utiliser ces “watchers”.]

JMJ : Je lui ai dit aussi que je voulais sortir cet album avec deux pochettes différentes, par lesquelles on spéculerait à propos de ce qui serait arrivé à ces “watchers” et à ce qui leur arriverait dans 40 ans. Nous avons donc créé deux pochettes différentes et vous ne savez pas laquelle vous aurait lorsque vous commanderez une copie physique. L’une est comme paradisiaque et verte, et l’autre est dans un enfer futuriste. C’est une vision de ce à quoi pourrait ressembler l’avenir, à moins que nous ne commençons à traiter la nature de la meilleure façon écologique qui soit. Et pour ce faire, nous avons aussi besoin de la technologie et de l’intelligence artificielle.

Elf : Vous avez déclaré dans de nombreuses interviews que l’intelligence artificielle était directement liée à ce projet.

JMJ : Lorsque j’ai lancé ce nouveau projet, j’étais absolument résolu à collaborer avec des solutions d’intelligence artificielle. Mais quand j’ai commencé à creuser un peu plus, j’ai été très déçu. Je me suis aperçu que j’étais un peu en avance, alors peut-être que ce sera plutôt pour mon prochain projet que j’explorerais l’intelligence artificielle pour composer de la musique. Les algorithmes disponibles de nos jours peuvent, par exemple, copier laborieusement une chanson de Michael Jackson, ou si vous introduisez la mélodie dans un autre algorithme, il restituera une version médiocre de Bach.

[NDLR : Il ajoute que beaucoup de développeurs sont d’énormes fans de Bach.]

JMJ : C’est tout simplement parce que la musique de Bach est si mathématique qu’elle fonctionne très bien pour développer des algorithmes. Ainsi, au lieu d’impliquer directement l’IA dans la musique, c’est devenu une source d’inspiration. Je me suis donc mis au travail pour créer une bande-son pour ces “watchers” en imaginant qu’ils symbolisent toute la technologie qui a évolué depuis le début de ma carrière, en me surveillant et en nous surveillant.

[NDLR : Il est d’avis que de nos jour, les gens passent plus de temps à regarder leurs smartphones ou leurs tablettes qu’à regarder leurs partenaires ou leur propre famille.]

JMJ : En même temps, ils ne sont pas conscients que la technologie les surveille et nous surveille, en nous étudiant et en nous connaissant de plus en plus. Ça, c’est utilisé pour nous vendre des produits dont nous n’avons pas vraiment besoin, et aussi pour nous espionner, jusque dans notre vie privée. De plus, l’intelligence artificielle est basée sur la façon dont les machines apprennent et s’apprennent entre elles, en nous surveillant et en surveillant nos données.

[NDLR : Il me raconte qu’il a entendu une histoire très intéressante des États-Unis à propos de l’œil de la Tesla, qui surveillait la circulation sur la route, pour vous empêcher de renverser quelqu’un ou vous empêcher d’être impliqué dans un accident.]

JMJ : Et tous ces paramètres doivent être analysés, digérés et étudiés, instantanément, par l’algorithme. Sur cette base, la voiture devrait prendre la bonne décision. Et ils ont alimenté cet algorithme avec tellement d’informations qu’il fonctionne presque parfaitement. Sauf que personne ne sait exactement comment, parce que c’est trop complexe.

[NDLR : Il est convaincu que dans dix à quinze ans, nous aurons des robots et des algorithmes capables de créer des films originaux, de la musique originale et des romans originaux.]

JMJ : Ça va arriver ! Et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. N’oubliez pas que chaque génération dit que tout était bien mieux dans le passé et que demain tout irait encore pire. Ce n’est pas vrai, chaque génération a été mieux lotie que la précédente. Il n’y a aucune raison pour que ça change, simplement parce que nous avons plus d’intelligence artificielle dans nos vies. Notre avenir est lié à l’écologie, à l’environnement et à l’intelligence artificielle. J’espère que cela nous aidera à réaliser un potentiel que nous n’avons pas encore vu. Nous devrions être optimistes par subversion. Et c’est l’objet de ce nouvel album, de cette bande originale. Pour illustrer ces deux futurs possibles, l’un plus pacifique et vert et l’autre plus dystopique et apocalyptique.

[NDLR : La manager Fiona me signale que mon temps est écoulé, mais je parviens à poser quelques questions de dernière minute.]

Elf : Le deuxième morceau du nouvel album, Flying Totems , ressemble beaucoup à Révolution industrielle Part 2 de Révolutions. Était-ce intentionnel?

JMJ : Non, ce qui est surprenant, parce que c’est vrai, ah ah ! Mais c’est vrai, en fait. J’adore cette conversation, car tu m’as fait découvrir des choses que j’ai faites inconsciemment, mais que je n’ai pas réalisé quand je les ai faites.

Elf : J’ai passé en revue l’album et je lui ai donné une critique positive. Mais je ne peux pas décider si j’aime le nouveau single, Infinity, ou pas.

JMJ : Vraiment ? C’est un morceau intéressant, parce que je n’ai pas du tout écouté Equinoxe avant de faire le nouveau, pour ne pas être influencé. Mais je l’ai joué une fois avant, en sens inverse. Et puis j’ai trouvé une mélodie, qui était assez proche de la piste Infinity, parce que je voulais créer un pont avec Equinoxe Part 5. Je voulais avoir ce genre de morceau joyeux avec ces voix et… au fait, quel est ton morceau préféré sur l’album ?

Elf : All that you leave behind avec le son de l’harmonica. C’est presque comme Ennio Morricone.

JMJ : Exactement !

Elf : Et aussi, le dernier morceau.  Il répète le thème du morceau d’ouverture. Et puis, il va dans ce passage très ambiant, très The Orb, et ensuite vous y ajoutez des sons et des effets. J’adore ça.

JMJ : Ca fait plaisir à entendre d’un spécialiste !


Ainsi s’achève la conversation. Jarre et moi posons pour une photo, nous nous saluons et je sors dans un Paris ensoleillé. Je me rends compte alors que la chanson que j’ai dans la tête, c’est Infinity mentionnée avant, dont je viens de dire que je n’ai pas décidé si je l’aimais ou non.
Qu’est-ce que Jarre a dit à propos du subconscient, déjà ?


Merci à Elf de nous avoir laissé reproduire cet article. Retrouvez son interview d’origine.

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